Shiisme, sagesse, théosophie et gnose
Le Sîmorgh dans l'histoire de l'Iran
L'existence de cet oiseau légendaire semble remonter à la Perse antique, étant donné qu'il est mentionné à plusieurs reprises dans l'Avesta [1] ainsi que dans de nombreuses œuvres en pahlavi. Il figure également sur des monuments historiques de l'époque sassanide, notamment sur de nombreux bas-reliefs datant de cette période. De plus, il pourrait avoir été un emblème officiel de cette dynastie, étant donné que certaines représentations du bas-relief ouest du mur d'Afrasyâb à Samarkand mettent en scène un roi portant l'emblème du Sîmorgh sur son vêtement, à l'instar de Khosro Parviz sur le bas-relief de Tâgh-e Bostân. De nombreuses autres représentations de cet oiseau ont été retrouvées sur divers objets tels que des vêtements, des mosaïques ou de la vaisselle de cette même époque. Il apparaît également à plusieurs reprises dans l'art médiéval arménien et byzantin.
Le Sîmorgh dans le Shâhnâmeh de Ferdowsi
Figure centrale du Livre des rois, le Sîmorgh intervient à plusieurs reprises pour aider certains héros de cette épopée. Il apparaît tout d'abord lors de la naissance de Zâl, fils de Sâm, né albinos. Considérant les cheveux blancs de Zâl comme un signe maléfique, son père décide de l'abandonner dans le désert en plein hiver. Le Sîmorgh prend alors le nouveau né en pitié et l'emporte dans son nid pour l'élever durant le jour, tandis qu'il est nourri par une gazelle la nuit. Lorsque Zâl atteint l'âge adulte, il exprime le souhait de retourner dans le monde des hommes. Très peiné, le Sîmorgh lui fait cependant cadeau de l'une de ses plumes qu'il suffira à Zâl de brûler pour provoquer, en cas de difficulté, l'apparition instantanée de l'oiseau. [2] Ce dernier assistera Zâl à deux reprises : lors de la naissance difficile de son fils Rostam où le Sîmorgh lui apprend à faire une césarienne, et une seconde fois lors du combat de Rostam contre Esfandyâr sur lequel nous reviendrons.
Dans ce récit, la blancheur de la chevelure de Zâl donne à penser qu'il vient du monde des êtres de lumière, d'où le refus du Sîmorgh de le laisser dépérir. Cette idée est reprise dans le "Récit de l'archange empourpré" de Sohrawardî, où ce dernier indique que dans "son" monde, tout est blanc, alors que le désert symbolise le monde matériel et l'exil occidental dans lequel est plongé l'âme lorsqu'elle s'incarne dans un corps matériel. On y retrouve également la symbolique du jour et de la nuit. Cette dernière symbolise le monde de la perception sensible alors que le jour, moment choisi par le Sîmorgh pour se manifester à son protégé, typifie la conscience des hautes réalités spirituelles.
Le Sîmorgh est donc le guide de l'âme, la protégeant dans ce monde tout en visant à lui faire reprendre conscience de son existence céleste antérieure et à l'initier aux hautes connaissances spirituelles. Il permet de remettre en scène un thème cher à la littérature mystique, celui de l'exil de l'âme en ce monde matériel et de sa "remontée" aux mondes spirituels supérieurs, lui permettant simultanément de découvrir le sens vrai de son être.
Le Sîmorgh intervient dans un autre récit du Shâhnâmeh, celui du combat de Rostam, fils de Zâl, contre Esfandyâr, héros quasi-invincible ayant longtemps typifié pour le zoroastrisme le chevalier parfait de la foi. Après la première défaite de Rostam, Zâl fait appel à l'aide du Sîmorgh qui guérit son fils sorti du combat grièvement blessé et lui donne une branche de tamarix qu'il transforme en une flèche à deux pointes. Il lui révèle également le seul point faible d'Esfandyâr, ses yeux, en indiquant qu'en le visant à cet endroit, Rostam pourra s'assurer la victoire.
L'histoire précise également que si l'on place un miroir devant le Sîmorgh, l'image reflétée éblouira jusqu'à l'aveuglement tout regard ayant aperçu le reflet de l'oiseau mystique. Dans ce but, Zâl revêtit son fils d'une armure et d'un casque de fer à la surface parfaitement polie, tout en recouvrant son cheval de morceaux de miroir. Lorsqu'au cours du combat Esfandyâr se retrouve face à Rostam, l'image du Sîmorgh se réfléchissant dans les miroirs éblouit Esfandyâr. S'imaginant que la flèche à deux pointes de Rostam lui a porté un coup fatal aux yeux, il tombe, mort, dans les bras de Rostam. Selon les commentaires de mystiques tels que Sohrawardî, l'éblouissement d'Esfandyâr symbolise le réveil de la vision intérieure de l'âme qui, à ce moment précis, voit non pas les deux pointes de la flèche, mais les deux ailes du Sîmorgh ou la Face divine [3] qui entraîne sa mort à ce monde et sa nouvelle naissance aux mondes divins supérieurs. Par la suite, ce motif du miroir et de la vision intérieure sous forme d'épiphanie sera maintes fois repris dans les récits mystiques iraniens.
Ces deux histoires présentent un Sîmorgh qui, bien qu'intervenant dans le monde et les affaires des hommes, se situe au-delà du monde de la matière et revêt une dimension essentiellement supra-rationnelle et mystique. Ses actes ont ainsi été l'objet de nombreuses gnoses et interprétations de poètes, écrivains et mystiques iraniens au cours des siècles suivants.
L'influence de la figure du Sîmorgh dans la mystique persane
Le Sîmorgh est donc présent dans les écrits de nombreux grands mystiques, notamment dans Le Récit de l'Oiseau (Risâlat al-Tayr) d'Avicenne et l'épître du même nom d'Ahmad Ghazâli, ou encore dans Rawdâ al-fariqayn d'Abul-Rajâ Tchâtchi.
Dans le récit d'Avicenne, l'oiseau symbolise l'âme préexistant au corps qui est ensuite emprisonnée par des chasseurs dans la "cage" du corps matériel et oublie peu à peu son état libre originel. Toute la quête du mystique sera alors de se ressouvenir de sa nature première pour ensuite se libérer des entraves du corps et reprendre son envol vers son monde ; périple qui ne pourra s'effectuer sans la rencontre de son guide intérieur.
L'oiseau est ici cette contrepartie céleste du moi terrestre qui l'invite à accomplir son ascension céleste ; son Mi'râj [4] personnel.
L'idée de l'oiseau-âme tombé en captivité et ayant perdu conscience de son état prééternel est également reprise dans les récits mystiques de Sohrawardî, dont Zabân-e murân (Le langage des fourmis). Dans le "Récit de l'archange empourpré" ('Aql-e Sorkh) du même auteur, le Sîmorgh incarne la figure de l'Esprit saint et de l'ange de l'humanité, herméneute des mondes supérieurs devant guider chaque pèlerin dans sa quête et sa compréhension des hautes vérités spirituelles. Le Sîmorgh est donc ici la Face ou l'inter-face par laquelle le divin se manifeste à l'homme. Dans ce récit, Sohrawardî fait également une lecture mystique du Shâhnâmeh selon laquelle l'intervention du Sîmorgh transforme les héros de l'épopée héroïque en acteurs et pèlerins d'une épopée mystique et d'une renaissance spirituelle [5]. Comme nous l'avons précédemment évoqué, la naissance de Zâl symbolise désormais la descente de l'âme dans le corps puis sa quête pour s'en libérer progressivement et rejoindre "son" monde.
Dans un autre des traités de Sohrawardi intitulé Safîr-e Sîmorgh (L'incantation du Sîmorgh), il apparaît sous la forme d'une huppe symbolisant l'âme de chaque pèlerin, invitant le moi terrestre à prendre son envol et à retourner vers la montagne du Qâf en abandonnant son plumage en ce monde, c'est-à -dire en se dépouillant de l'enveloppe matérielle du corps. "Son incantation parvient à tous, mais seul un petit nombre lui prêtent l'oreille. Toutes les connaissances dérivent de son incantation, de même que celle-ci est à l'origine de l'inspiration musicale comme aussi de tous les instruments de musique, lesquels ne font que la traduire." [6] L'expérience musicale est ici centrale et constitue une sorte de prélude à la "sortie de l'exil".
Dès lors, chez Sohrawardî, la consomption du Sîmorgh dans les flammes signifie la mort du moi inférieur et terrestre et la renaissance spirituelle dans le monde de l'âme, ainsi que l'embrasement de l'âme dans la lumière orientale des hautes connaissances spirituelles.
D'autres auteurs ont également eu recours au motif du Sîmorgh pour développer un symbolisme qui leur est propre. Ainsi, au XVe siècle, dans son commentaire du Golshân-e râz (La Roseraie du mystère) de Mahmoud Shabestarî, Shamsoddin Lâhidji assimile le Sîmorgh à l'ipséité divine absolue, tandis que la montagne de Qâf devient la réalité spirituelle de l'homme permettant à l'Etre divin de se manifester à lui sous forme d'épiphanie. Il évoque également que le Sîmorgh pourrait être l'esprit et la vérité gnostique de la religion incarnés par l'Imam, par opposition au "corps" de la montagne et de la religion littérale.
De même, dans la gnose chiite et plus particulièrement ismaélienne, le Sîmorgh et son lieu de résidence, l'arbre Tûbâ, ont été longuement médités et parfois considérés comme étant le symbole de l'Imam, Guide intérieur de chaque croyant lui révélant son moi profond et le lien indissociable l'unissant à son Créateur. Enfin, en soulignant que si le Sîmorgh ne descendait pas continuellement sur terre, "rien de ce qui existe ici ne subsisterait" [7], Sohrawardî rejoint l'un des aspects doctrinaux fondamentaux du chiisme qui fait de la présence, même cachée, de l'Imam la condition ultime de la permanence du monde terrestre.
Mantiq al-Tayr de Farid al-Din 'Attâr
C'est cependant dans Le langage des oiseaux (Mantiq al-Tayr) de Farid al-Din 'Attâr que le Sîmorgh fit son apparition la plus remarquée. Le titre de l'ouvrage fait référence à un passage du Coran indiquant que le prophète Salomon avait reçu le privilège de comprendre le langage des oiseaux, c'est-à -dire celui de toute la création et de l'être profond de l'ensemble des êtres vivants la composant : chacun devenait alors pour lui un livre ouvert révélant le secret intime de son être, permettant ainsi de déchiffrer tous les symboles et de percer les mystères de la création.
Jésus dans la mystique musulmane
Jésus est une figure quasi-omniprésente de la littérature mystique musulmane où il incarne souvent l'invitation adressée à chaque homme à partir à la recherche de la part de divin cachée en lui. Etroitement liée à la figure de Maryam, le Christ typifie essentiellement la naissance spirituelle destinée à s'accomplir au sein de chaque être ; le corps devant auparavant être "purifié" de toute mauvaise pensée ou acte pour pouvoir donner naissance au "Jésus de son être". [37]
Dans ce sillage, au cours d'une réflexion sur la douleur, Mowlânâ Jalâl-od-Dîn Rûmî compare notre corps à celui de Marie, que les douleurs de l'enfantement incitèrent à se réfugier vers un palmier desséché qui porta alors ses fruits : "Le corps est pareil à Marie, et chacun possède en lui un Jésus. Si nous éprouvons en nous cette douleur, notre Jésus naîtra" [38] pour enfin conclure : "Cherche un remède tant que ton Jésus est sur la terre : une fois ton Jésus parti vers le ciel, ton remède aura disparu". La figure du Christ, symbolisant ici l'âme et la dimension spirituelle de chaque homme, souligne la nécessité de l'action dans cette vie, étant donné que l'occasion de nous perfectionner au travers nos actes ne nous sera plus donnée dans l'au-delà . Nous retrouvons la même thématique dans nombre de ses poèmes : "Si tu es à la recherche de l'âne, dans cette étable du monde, Va chercher ton âne, mais Jésus ne doit pas être cherché là . Jésus est séparé de l'âne par la lumière du cœur. [...] N'entre pas en lice avec un âne ; celui qui est monté sur l'âne." [39] ; "Le chagrin qu'il [40] me cause est dans mon cœur comme un trésor, mon cœur est "lumière sur lumière" [41], pareil à la belle Maryam qui porte en son sein Jésus." [42] Jésus est encore ici indissolublement lié à Marie, symbolisant la pureté du corps nécessaire à la naissance de l'enfant de l'âme (tefl-e jân). Le Christ incarne également la lutte et le nécessaire détachement de toute âme à la recherche de son vrai principe. [43]
Dans l'anthropologie mystique de 'Alâoddawleh Semnânî (XIVe siècle) selon laquelle l'homme possède sept organes subtils (latâ'if) correspondant à une couleur et à un prophète particulier, le "Jésus de ton être" correspond au "mystère" (khafî) de la naissance spirituelle destinée à s'accomplir dans chaque être, annonçant ainsi la venue du "Vrai Moi", ou le "Mohammad de ton être". Dans cette intériorisation de la figure christique, l' "enlèvement au monde" de ce dernier symbolisera dès lors le retour du mystique à son Principe et son occultation au monde.
Le motif de la Croix de Lumière a également été largement évoqué par la gnose ismaélienne qui présente une vision selon laquelle la vraie croix et le vrai Christ ne sont pas à rechercher dans ce monde mais dans les profondeurs même de la conscience du gnostique.
Jésus occupe également une place centrale dans l'œuvre d'Ibn 'Arabî qui le considère comme "le sceau de la sainteté (walâyat)" [44], face à Mohammad qui est le "sceau des prophètes". L'étroite dépendance de Jésus à Marie - qui incarne la Sophia éternelle - est également largement évoquée dans son œuvre. De façon générale, le couple Jésus-Maryam a souvent été mis en parallèle avec celui de Adam et Eve, avec qui il entretient une relation d'opposition : si le Féminin a originellement été existentialisé par le Masculin sans besoin d'une mère, la naissance miraculeuse du Christ marque l'apparition du Masculin existencié par le Féminin sans recours à un père. Le féminin se voit alors conférer une dimension créatrice essentielle, qui sera à la source de tout un ensemble de réflexions gnostiques sur la notion de "Sophia" divine ou de "Féminin-créateur". Malgré les différences profondes existant entre le Christ des chrétiens et le '?sâ des musulmans révélant deux différentes façons de concevoir la spiritualité et le rapport au divin, nous pouvons cependant constater certaines similitudes essentielles concernant le contenu même du message du Christ et de l'islam : le Jésus du Nouveau Testament vient prêcher l'avènement proche du royaume de Dieu, rejoignant ainsi l'une des thématiques centrales du Coran. Le message du Christ est essentiellement centré non sur la fondation d'une nouvelle religion, mais sur l'accomplissement de la Loi de Moïse, faisant écho à la nécessité d'un retour au monothéisme pur d'Abraham dans le Coran qui se définit essentiellement comme un "rappel".
Enfin, l'appel coranique à une soumission à Dieu ainsi que la nécessité de renoncer à tout bien matériel et même à ses attaches familiales n'est pas sans rappeler certains passages centraux de l'Evangile : ainsi, le verset "Les hommes sont irrésistiblement attirés, dans leurs passions trompeuses, par les femmes, les enfants, les amoncellements d'or et d'argent, les chevaux de race, les troupeaux et les champs. C'est là une jouissance éphémère de la vie d'ici-bas , mais c'est auprès de Dieu que se trouve le meilleur séjour." [45] fait écho à ce passage de l'Evangile de Saint Matthieu : "Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle." [46]
Cependant, contrairement au christianisme où l'éradication des mouvements gnostiques des premiers siècles après Jésus-Christ et les différents Conciles ont donné lieu à l'émergence d'une définition "officielle" de la nature du Christ, l'absence d'un magistère dogmatique unique en islam a favorisé un véritable foisonnement de la conscience gnostique ainsi que la multiplication des réflexions sur les différentes dimensions théophaniques et mystiques du Christ. Jésus s'affirme donc en islam comme un prophète qui sauve non au travers de sa crucifixion, mais en incarnant lui-même la parole de Dieu, et en invitant chacun à la suivre : "Il faut achever la marche d'Abraham ; c'est cela entendre les verset qorâniques "par le Jésus de ton être", et c'est te mettre en mesure, toute vaine gloire bannie de ta pensée quand s'épiphanise la Lumière sacrosainte, de répondre toi aussi par les mots mêmes que Jésus prononce dans le Qorân : "Tu sais ce qu'il y a au fond de moi-même, mais je ne sais pas ce qu'il y a en Toi. Car c'est Toi qui connais les mystères"". [47]
|
|