Examen de la notion d’exigences de l’époqueQuel est le sens de l’expression « exigences de l’époque » (moqtaziyât-e zamân) ? Dégageons-en d’abord la signification linguistique. Cette expression signifie que le flux du temps qui est constamment en train de passer et d’advenir, demande et impose à chacun de ses segments, son exigence propre. A chaque instant, chaque seconde, minute, heure, jour, semaine, mois, année ou siècle, le temps réclame quelque chose de spécial. Dans ce sens, plutôt que de parler d’exigences, il serait plus juste de parler de demande (taqâzâ). Cela veut dire que notre temps - qui est celui du XIVème siècle de l’Hégire, et de la seconde moitié du XXème siècle chrétien - nous demande quelque chose qui n’avait pas été demandé par la première moitié du XXème siècle, ni non plus par le siècle précédent. Que signifie l’expression « l’époque demande quelque chose » ? Depuis quelque temps, nous interprétons cette expression dans ce sens que dans ce siècle, des choses sont survenues (le mot taqâzâ signifie étymologiquement advenir). Ce qui advient, c’est ce que le siècle veut. Tout ce qui advient dans le monde correspond à la demande du siècle. Suivre les exigences, se conformer aux exigences de l’époque signifie que des choses se sont produites dans ce siècle, c’est-à -dire que le siècle les a demandées, et que par conséquent, il nous revient de nous conformer à cette demande, à accepter les phénomènes sociaux nouveaux. Ceci est une interprétation de l’expression. Une autre interprétation de l’expression en serait que la demande ou l’exigence de l’époque signifierait exigence ou demande des gens vivant à notre époque, c'est-à -dire l’ensemble des innovations que les gens ont acceptées, dans ce sens que des goûts, des préférences, des tendances nouvelles voient le jour parmi les hommes à chacune des différentes époques. Cela ne soulève aucune objection. Chaque époque a ses goûts, ses préférences spécifiques. Par exemple, dans les façons de se chausser ou de s’habiller, il y a des modes spécifiques à chaque époque. Il y a des sortes de tissus, de coupes de vêtements, des façons de les coudre qui sont à la mode, ou si l’on veut, qui sont acceptées par la majorité des gens. Que les hommes doivent s’harmoniser avec les exigences de l’époque signifie qu’ils doivent constater la tendance générale de la majorité, les goûts généraux et s’y conformer eux-mêmes. Cela est l’adage connu : « Si tu ne veux pas être calomnié, suis la majorité (sois de la même couleur qu’elle) ». Si la majorité accepte de porter toutes les couleurs sans exception, fais comme elle et porte des vêtements multicolores. Si le sens de l’expression « exigences de l’époque » se ramenait à ces deux interprétations, ce serait dès lors une erreur que l’homme se conforme à son époque. Si nous considérons le premier sens, à savoir que nous devrions accepter et accueillir comme bon tout ce qui advient dans le siècle juste parce qu’il a vu le jour dans le siècle, cela soulèverait l’objection suivante : est-ce que tout ce qui survient dans le siècle est sûrement bon et va dans le sens du bonheur et des intérêts de l’humanité ? En d’autres termes : est-ce que l’humanité est ainsi faite que toute innovation dans le siècle lui sera nécessairement bénéfique ? Est-ce que la société ne connaît jamais de déviation ? Et est-ce qu’il n’est pas possible qu’un évènement nouveau survienne dans la société et soit de nature à l’entraîner vers la déviation et causer sa chute ? La réponse est positive. Les évènements qui surviennent dans le cours de l’histoire peuvent aussi bien être porteurs d’espérance et de renouveau, que des vecteurs de germes de la décadence et de la dégradation. La preuve en est que nous avons des réformistes et des réactionnaires (1) . Le réformiste (moslih) agit contre l’époque et le réactionnaire fait de même, à cette différence que le « réactionnaire » est quelqu’un qui se soulève contre le « progrès » de l’époque, alors que le réformiste est celui qui combat la corruption et la déviation de l’époque. Les deux se mobilisent contre leur propre époque. Nous considérons Seyyed Jamâl ed-Dîn Asadâbâdî (2) , comme un réformiste. Il s’est soulevé contre la situation qui prévalait à son époque. Il ne se pliait pas aux exigences de l’époque. Pourquoi alors le qualifions-nous de réformiste (moslih) ? Pour la raison que nous n’acceptons pas le principe que tout ce qu’il y a dans l’époque est bien. Nous affirmons qu’à son époque, il y avait un ensemble de conditions temporelles tout à fait perverties et corrompues contre lesquelles il s’est soulevé et a tenté de mobiliser d’autres personnes. En revanche quiconque - par exemple un akhbârî (3) - lirait l’histoire, dirait que cet homme était réactionnaire, c'est-à -dire qu’il se soulevait contre le progrès et les avancées réelles de son temps. Les évènements de l’époque sont de deux sortes C’est donc pour cette même raison que nous pouvons avoir à chaque époque un réformiste (moslih) et un réactionnaire (mortaji’). Les phénomènes sociaux peuvent présenter deux états : un état de progrès réel, et un autre état qui est celui de la décadence. Il n’est donc pas juste de dire qu’il faut se « conformer à chaque époque ». Dieu a marqué la différence entre la création d’un animal et la création de l’homme, en ce sens qu’Il a créé l’homme en tant qu’un être libre, inventif et capable de créativité. Les animaux ont reçu sous forme d’instinct tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Ils ne sont capables d’aucune créativité active et consciente. Ils ne savent pas ce qu’est la liberté d’action. Ils ne disposent pas du libre arbitre et, par conséquent, en ce que la création leur a conféré, ils ne peuvent ni progresser ni marquer du retard par eux-mêmes, ils ne peuvent que suivre le cours normal de leurs instincts. Ils en sont à ce qu’ils ont reçu au premier jour de leur création. Les hommes savent que depuis le jour où ils ont connu les abeilles, ils n’ont jamais pu constater le moindre changement dans leur organisation sociale ou leurs responsabilités au sein de l’essaim. Elles ont toujours produit du miel, selon les mêmes méthodes qu’elles ont reçues et apprises d’instinct, de leurs ancêtres, sans jamais y apporter la moindre innovation. A l’époque où l’humanité était bien éloignée de la civilisation, les abeilles étaient les mêmes, et aujourd’hui que cette humanité a franchi bien des cycles et des étapes, les abeilles en sont au même point. Elles échappent aux cycles du progrès et de la décadence, elles ne connaissent pas l’arriération, ni le progrès. Elles ne se corrompent pas et ne connaissent pas la dépravation morale. Elles ne dévient ni à droite, ni à gauche. Alors que l’humanité possède le libre arbitre, l’inventivité, l’intelligence et la créativité. Un signe (ayat) du Coran dit : « Je (= Dieu) vais instituer un lieutenant sur la terre. » (sourate Al-Baqara (La vache) ; 2 : 30). Dieu a donné à l’humanité le nom de lieutenant, de représentant de Dieu sur terre. Pour quelle raison est-ce l’humanité qui est le lieutenant de Dieu sur terre et non les abeilles ou un autre animal ? L’une des explications en est que Dieu a donné aux hommes bien plus d’intelligence, d’ingéniosité et d’inventivité, c'est-à -dire la capacité de créer une fonction, une activité qui n’existe pas dans le monde à l’état naturel. La vie de cet être a commencé à zéro. Et maintenant voyez que de choses les hommes ont amené à l’existence et voyez que de choses ils ont créées ! (bien sûr avec la permission de Dieu). Du fait de leur statut de lieutenants de Dieu sur terre, les hommes ont la charge de créer leur propre civilisation, avec leur propre conception, leur propre réalisation et avec les moyens qu’eux-mêmes auront mis au point. Non seulement ils organisent leur vie, mais ils la conçoivent dans leur esprit avant de la mettre en application. Nous sommes tous les témoins de tous ces modèles de voitures qui présentent chaque année un concept nouveau. Il s’agit d’un exemple de cette même capacité d’ingéniosité humaine dont nous parlons.
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