Le martyre de Karbala
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, les épreuves s’abattent, les unes plus lourdes que les autres, sur le campement des Gens de la Demeure prophétique : les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu, goûtent au nectar du martyre, donnant leur vie pour nous montrer le chemin de la foi et de l’humanité : Horr, l’homme libre en ce monde et dans l’autre ; Borayr, qui lisait le Coran chaque nuit en entier et pendant quarante ans fit la prière de l’aube sans avoir fermé l’œil ; Habîb, fils de Mazâhir, le vieux compagnon qui déjà combattait aux côtés de ‘Alî fils d’Abû Tâleb, Commandeur des Fidèles, la Paix soit sur lui ; et tant d’autres encore dont les noms brillent comme des astres au firmament de l’islam et de l’humanité…
L’humanité dont on aurait dit qu’elle s’était toute entière donnée rendez-vous dans cette poignée d’hommes. C’était comme si toutes les races, toutes les classes sociales, hommes aussi bien que femmes, adultes et enfants, tous avaient voulu offrir leur martyr et dire : « Nous aussi, nous étions là ; nous aussi, nous pouvons être du peuple de la foi ; nous aussi, nous voulons construire l’humanité de justice et de vérité ; toutes les différences d’âge, de sexe, de race et autres choses s’effacent devant Dieu, et seules restent la foi, la vertu, la valeur intrinsèque qui fait un être humain… »
Djawn était noir comme l’ébène. Ancien esclave, il avait été affranchi par Abû Dharr al-Ghaffârî, le grand compagnon du Prophète, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens. De ce jour, il était resté attaché au service de ce fidèle parmi les fidèles, et il avait appris de lui la valeur d’un engagement sincère, d’un engagement auquel on se tient jusqu’au bout, quelqu’en soit le prix.
N’était-ce pas Abû Dharr, celui dont le Prophète disait que le soleil ne se levait pas sur une langue plus véridique que la sienne, n’était-ce pas Abû Dharr qui n’avait pas hésité à dénoncer ouvertement la forfaiture du troisième Calife usurpateur, Othmân fils de ‘Affân, et les exactions de ses proches à qui il avait confié les plus importantes charges gouvernementales ? Et pour cela, ‘Othmân avait envoyé le vieil Abû Dharr, le vieux compagnon du Prophète, finir ses jours en exil, tandis qu’il plaçait à des postes de direction des anciens ennemis du Messager de Dieu !
Djawn partageait aussi avec son ancien maître l’amour qu’il vouait à la Sainte Famille des Gens de la Demeure prophétique. C’est donc tout naturellement qu’il s’était joint à la caravane de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Maintenant, il voulait lui aussi verser son sang pour le petit-fils de l’Envoyé de Dieu. Il s’approcha donc de l’Imam Hossayn :
« La Paix soit avec toi, ô fils du Messager de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! Permets-moi, mon Seigneur, d’aller à mon tour à la rencontre de la mort !
— La Paix soit avec toi, Djawn ! O Djawn, tu nous as suivi par amour pour nous, mais en tant qu’affranchi, il ne t’incombe pas de livrer ce combat. Ne te lance pas pour nous dans une épreuve qui sera sans issue. Prends donc, avec ma permission, un chemin qui t’évite ces malheurs.
— O fils de l’Envoyé de Dieu, j’ai partagé avec vous vos repas dans les jours d’aise et de bien-être, et je vous laisserais sans partager le calice du martyre à l’heure de l’épreuve ? Mon sang serait-il indigne de se mêler à celui de ces nobles seigneurs des grandes tribus arabes ? Mon seigneur, je t’en prie, ne me prives pas d’entrer au Paradis en votre compagnie ! »
L’Imam Hossayn donna sa permission, et Djawn se précipita, plein de joie, vers le champ de bataille. L’usage des guerriers arabes était alors, avant d’entamer le combat, d’improviser quelques vers dans lesquels ils tiraient gloire de leur lignage et de leur réputation au combat. Djawn, l’ancien esclave affranchi, ne pouvait bien sûr faire valoir ni lignage, ni réputation… mais il pouvait afficher la vérité simple et crue de son choix d’être humain :
Comment les mécréants voient-ils les coups de l’homme noir ?
Des coups de sabres pour protéger les enfants du Prophète ?
Je prendrai leur défense par la langue et la main,
Espérant par cela entrer au Paradis en arrivant là -haut.
Un jeune adolescent se trouvait, lui aussi, en compagnie de ses parents, parmi les fidèles des Gens de la Demeure prophétique. Son père était déjà tombé martyr et sa mère, maintenant, le poussait à partir à son tour au combat :
« Va, mon tout jeune fils ! Va et bas-toi devant le fils de l’Envoyé de Dieu, que Dieu prie sur lui et les siens ! »
Il s’élança donc vers le champ de bataille, mais l’Imam Hossayn le fit revenir : déjà , son père était martyr, sa mère pouvait ne pas souhaiter perdre celui qui lui restait. Mais l’adolescent fit remarquer que c’était sa mère elle-même qui l’avait poussé à combattre et que lui-même n’en était que plus heureux de pouvoir ainsi aller se sacrifier pour la religion de Dieu et les enfants de l’Envoyé de Dieu.
Etant d’origine modeste, il n’avait, comme Djawn, ni lignage, ni réputation à faire valoir dans ses vers. Mais il se rattacha alors au meilleur lignage et à la meilleure réputation qui soient :
Mon Emir est Hossayn : quel excellent Emir !
La joie du cœur du Messager de la bonne nouvelle !
Ses parents sont Fâtima et ‘Alî :
Connaissez-vous quelqu’un qui soit ainsi ?
Son visage est pareil au soleil du matin,
La tache de son front est un vrai clair de lune.
Lorsqu’il tomba martyr, les hommes de ‘Omar Ibn Sa‘d le décapitèrent et jetèrent sa tête dans le campement de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui. Sa mère la ramassa et la serra contre elle en disant :
« Bravo à toi, mon tout jeune fils ! Bravo à toi, joie de mon cœur ! Bravo, à toi, lumière de mes yeux ! ».
Puis elle lança avec fureur la tête décapitée de son fils sur un cavalier ennemi, qui tomba de cheval et mourut. Se saisissant alors d’un pieu, la vieille mère au cœur meurtri se rua sur l’ennemi en déclamant ces vers :
Je suis la vieille servante de mon seigneur,
Faible, frêle et chétive, seule et sans plus personne,
Je vous assène des coups pleins de violence,
Pour défendre les enfants de Fatima la noble.
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, depuis l’aube, les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu, ont goûté le martyre, et seuls restent maintenant, autour de l’Imam Hossayn, quelques hommes et jeunes gens de la famille du Prophète.
Eux-mêmes auraient bien voulu être les premiers à donner leur vie pour leur Imam, mais les fidèles qui les accompagnaient se seraient fait passer sur le corps plutôt que d’accepter que leur sang, le sang qui coulait dans les veines de l’Envoyé de Dieu, soit versé tant qu’eux avaient encore le moindre souffle de vie. Maintenant que tous étaient partis, c’était au tour des Gens de la Demeure prophétique de porter aux lèvres le calice du martyr. A commencer par le propre fils de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec eux…
‘Alî Akbar avait dix-huit ou dix-neuf ans et resplendissait de beauté. Il était le portrait vivant de l’Envoyé de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens. Son visage rayonnait du même éclat, ses paroles avaient la même éloquence, son caractère surtout était orné des mêmes vertus qui paraient le Prophète.
Lorsque l’Imam Hossayn avait quitté Médine avec ses proches pour se rendre à La Mecque, ceux qui se doutaient bien qu’il partait pour un voyage dont il ne reviendrait jamais lui avaient demandé de leur laisser au moins son fils, ‘Alî Akbar… mais que faire ? Son nom était sur la liste de ceux que le martyr devait rendre à jamais immortels dans le cœur des fidèles et qui jouiraient de cette suprême récompense promise par le Prophète : « En vérité, le martyr contemple la face de Dieu ».
Lorsque ‘Alî Akbar demanda à son père l’autorisation d’aller mener combat, celui-ci, le cœur serré, la larme à l’œil, le revêtit lui-même de la cuirasse de l’Envoyé de Dieu et lui fit ses adieux :
« Mon fils, toi qui va me précéder, transmets mes salutations de Paix à mon père et mon grand-père ! Je ne serais pas long à vous rejoindre ».
Et il récita ce verset qu’il avait répété chaque fois qu’un fidèle était venu le voir pour partir au combat :
« certains d’entre eux ont [déjà ] trépassé, d’autres attendent [leur tour]… »
Mais en le regardant s’éloigner vers le champ de bataille, l’Imam Hossayn ne contint plus sa peine. Il leva au ciel des yeux pleins de larmes et lança d’une voix brisée :
« Seigneur, sois témoin contre ces gens : il n’est personne sur la terre qui ressemble plus à Ton Prophète que ce jeune homme qui s’avance maintenant pour aller les combattre. Chaque fois que nous étions pris du désir de revoir Ton Prophète, c’est vers lui qu’allaient tous nos regards… »
Je suis ‘Alî fils de Hossayn fils de ‘Alî
C’est nous, par Dieu, qui sommes plus proches du Prophète !
Tel un aigle, ‘Alî Akbar chargeait, sabre au clair, décimant les rangs ennemis, attaquant l’aile droite, puis revenant au centre pour fendre l’aile gauche, et revenir encore… C’était ‘Alî et ses assauts célèbres qui s’incarnait en lui autant que le Prophète… Il fit ainsi trépasser plus de cent de ces misérables qu’il envoya rejoindre leurs semblables en Enfer.
Mais le soleil avait maintenant bien passé le zénith et l’air était devenu étouffant. Depuis longtemps déjà , comme tous les gens du campement, ‘Alî Akbar n’avait rien bu. Il revint vers le camp :
« Père, le poids de l’armure me brise et la soif me tenaille, y aurait-il moyen de boire une goutte d’eau ?
— Va ! répondit Hossayn, les yeux remplis de larmes. Va, combats encore un peu ! Bientôt tu verras ton grand-père, et lui te désaltèrera et tu n’auras plus jamais soif… »
Et ‘Alî reprit ses assauts, fendant les lignes ennemies et tuant bon nombre d’entre eux, jusqu’à ce qu’une flèche lui traverse la gorge… Il tomba de cheval, et les lâches soudards se ruèrent alors pour se venger de lui : chacun y allant, qui de son coup de sabre, qui de son coup de lance, ils le taillèrent en pièce…
L’Imam Hossayn vola tel un faucon à son chevet et les assaillants détalèrent. Il se pencha sur le corps déchiré de son fils, posa sa joue contre la sienne, éclatant en sanglots :
« Comment ces gens n’ont-ils pas honte devant Dieu et Son Envoyé ?
— Père, la Paix soit avec toi ! Voici justement le Prophète qui m’a désaltéré et t’envoie son salut de paix. Plus vite, dit-il, plus vite ! hâte-toi de nous rejoindre ! »
Et peu s’en est fallu que Hossayn ne réponde aussitôt à l’appel et succombe sur place. La douleur qu’il avait longtemps contenue le submergeait soudain… C’est alors qu’à travers un voile de larmes, il entrevit sa sœur Zaynab qui les avait rejoint et s’était effondrée sur la dépouille de son neveu… Il fallait revenir, la ramener au camp…
Hossayn et Zaynab virent alors s’en aller, un à un, les êtres qui étaient la chair de leur chair et le sang de leur sang. Les uns étaient fils de Hossayn, d’autres fils de Hassan, d’autres encore… fils de Zaynab, tous petits-fils de Fatima, la fille chérie de l’Envoyée de Dieu, et de ‘Alî, Commandeur des fidèles. Il y avait aussi des fils de ‘Alî avec d’autres épouses. D’autres, enfin, étaient des petits-fils de ‘Aqîl, frère aîné de ‘Alî, ou encore de Dja‘far, autre frère de ‘Alî.
Zaynab perdit ainsi en ce funeste jour tous les hommes de sa famille : ses propres enfants, ses neveux, fils de ses frères tant aimés, et ses petits-cousins, les fils de ses cousins. Enfin, l’un après l’autre, elle vit partir tous ses frères et demi-frères… pour se retrouver seule à la tête d’une caravane de veuves et d’orphelins emmenés en captivité…
Lors d’une rencontre dans le monde des visions, quelqu’un demanda à Abû l-Fazl al-‘Abbâs, fils de ‘Alî, demi-frère de Hossayn, s’il avait vraiment enduré tout ce que l’on rapporte, et il s’entendit répondre : « Vous qui n’étiez pas là , vous ne pouvez pas même imaginer ce que c’était… ».
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Ce dixième jour du mois de moharram, l’Imam Hossayn a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, les jeunes gens de la Demeure prophétique, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar. Plus de soixante dix fois, pour la mort de chacun des martyrs, il a lui-même enduré le martyre.
Zaynab, sa sœur, a vu partir ses fils, ses neveux, ses petits-cousins et ses demi-frères, dont il ne reste plus désormais qu’Abû l-Fazl, le lion, dernier soutien de Hossayn, ce frère tant aimé dont elle n’avait jamais supporté d’être séparée plus d’un jour…
Abû l-Fazl se présenta devant son frère Hossayn, et lui demanda la permission de partir au combat. L’Imam, la Paix soit avec lui, laissant couler de chaudes larmes. Le moment était donc venu de se retrouver seul… Le moment était donc venu qu’Abû l-Fazl, la personne la plus proche de l’Imam Hossayn, aille se coucher parmi les martyrs…
Depuis le début de ce jour de ‘Ashûrâ’, Abû l-Fazl avait été sans faillir le porte-étendard du campement. Si Hossayn était le soleil, Abû l-Fazl était sa pleine lune : il tirait de l’Imam sa lumière, les autres la recevaient de lui. Hossayn était la miséricorde divine toute-embrassante, lui en était la porte. Et le moment était venu que l’étendard se mette en berne, que la pleine lune disparaisse et que la porte se referme…
« Puisque vraiment tu dois partir pour ce voyage de l’au-delà , va donc chercher de l’eau pour ces enfants et ces femmes qui se meurent de soif ! »
Abû l-Fazl, le lion, se saisit de sa lance, enfourcha son coursier, prit avec lui une outre et partit en direction de l’Euphrate. Arrivé au bord du fleuve, il se retrouva encerclé par quatre milles cavaliers. Le lion, sans crier gare, fonça sur eux, en faucha quelques dizaines et fit tant et si bien qu’il les mit en déroute.
Il poussa sa monture dans le fleuve, se pencha pour prendre une poignée d’eau, l’approcha de ses lèvres desséchées… puis la laissa couler sans y avoir goûter. Comment, tu goûterais la fraîcheur avant même que ton frère et ton Imam y goûte ? Tu boirais à ta soif quand d’autres meurent de soif ? Ce n’est pas là l’esprit chevaleresque des hommes de la foi.
Abû l-Fazl remplit l’outre qu’il avait avec lui, tout heureux à l’idée de ramener de l’eau à ces femmes et enfants dont il portait l’espoir. Mais les maudits qui étaient revenus en force n’entendaient pas le laisser faire. Ils se mirent à le harceler sans s’approcher de lui, car s’approcher de lui, c’était perdre sa vie.
Soudain un soudard surgit de derrière un palmier où il était caché et d’un coup de sabre lui tranche la main droite. Mais Abû l-Fazl, serrant l’outre sous son bras coupé, saisit son sabre de la main gauche :
Par Dieu, même si vous coupez ma main droite,
Je défendrai jusqu’au bout ma foi,
Ainsi qu’un Imam authentique, en toute certitude,
Le fils du Prophète pur et fidèle !
Mais un autre soudard parvint par surprise à couper sa main gauche :
O mon âme, ne crains rien de ces mécréants
Réjouis-toi de la miséricorde du Tout-Puissant !
Le lion éperonna son coursier, car tant qu’il avait l’eau, il y avait espoir de pouvoir faire s’épanouir un sourire de bonheur sur les fleurs fanées du jardin de Fâtima. Mais voilà qu’un maudit ajusta une flèche qui vint transpercer l’outre… et ‘Abbas regardait l’eau qui s’en écoulait en même temps que l’espoir s’écoulait de son âme : jamais il ne pourrait porter l’eau aux enfants et ceux qui l’attendaient se morfondraient en vain…
Sans espoir et sans mains, il ne pouvait rien faire, sauf appeler son frère à venir au secours, avant que de tomber du haut de son cheval, le corps criblé de flèches, de coups de sabres et de lances, la tête fracassée d’un coup de masse d’arme, tomber du haut du cheval, pour aller s’écraser… sans mains pour amortir sa chute.
L’Imam Hossayn, en arrivant, ne pouvait plus que dire :
« Maintenant, mes reins sont brisés et je n’ai plus aucun recours ! »
Voulant voir une dernière fois son dernier né, qui tétait encore sa mère, l’Imam Hossayn le trouva en train de mourir de soif, cherchant désespérément à tirer quelque goutte de lait d’un sein qui se désolait de n’avoir plus à en offrir. Le prenant dans ses bras, il s’adressa aux ennemis :
« O gens, si vous n’avez nulle pitié de moi, ayez au moins pitié de cet innocent bébé ! »
Mais ces êtres maudits n’avaient plus rien d’humain : au lieu d’eau, c’est une flèche qu’ils envoyèrent en réponse, une flèche qui vint égorger le bébé dans les bras de son père… Après un violent sursaut, le petit corps resta inerte, offrant à son papa un dernier petit sourire…
L’Imam remplit sa main du sang qui s’échappait de la gorge tranchée, puis le lança vers le ciel en disant :
« Ce qui me facilite les malheurs qui m’arrive, c’est que cela se fait sous le regard de Dieu… »
Et aucune goutte de ce sang ne retomba en terre.
L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, contempla longuement les corps de ses compagnons et de ses proches parents, puis se dirigea vers les tentes pour faire ses derniers adieux aux femmes et à son seul fils survivant, le futur Imam après lui, qu’une mystérieuse maladie avait cloué sur sa couche.
Sa sœur, ses épouses, ses filles, toutes l’entouraient à présent, pleurant, tournant autour de lui, l’une lui baisant la main, l’autre embrassant ses pieds, une troisième osant une dernière caresse sur le visage tant aimé. Sukayna, du haut de ses dix ans, lui demanda :
« Papa, tu te livres à la mort ?
— Et que ferais-je d’autre, tout seul et sans ami ?
— Papa, ramène-nous chez nous ! »
Hossayn n’avait pas connu, dans tous les malheurs de ce jour, d’épreuve aussi pénible. Son cœur était brisé, son corps était paralysé et sa gorge, serrée autant que desséchée, restait sans voix. Seules de chaudes larmes trouvaient encore la force de couler de ses yeux et d’inonder sa barbe…
Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Nous sommes vers le milieu de l’après-midi de ce dixième jour du mois de moharram qui restera à jamais le jour où le sang des martyrs a triomphé des sabres des injustes. L’Imam Hossayn, que les Prières et la Paix divines soient sur lui, a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar.
Maintenant, l’Imam Hossayn est seul : il a perdu son dernier frère, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, et même son dernier né a été égorgé dans ses bras par une flèche. En faisant ses derniers adieux aux femmes, aux enfants et à son seul fils survivant, cloué au lit par un mystérieux mal, l’Imam n’ose songer à ce qu’ils deviendront lorsqu’ils tomberont aux mains de ces maudits soudards… Et pourtant il n’y a rien à faire et il n’est nulle autre issue que la mort…
« La mort vaut mieux que de subir la honte
et la honte vaut mieux que d’entrer en Enfer »
L’Imam Hossayn enfourcha son destrier, Dhû l-djanâh, s’arma de Dhû l-Feqâr, le sabre de son père, et, avant de livrer bataille, lança une dernière harangue, pour donner encore une chance à quiconque saurait la saisir et ne laisser aucune excuse aux autres :
« Y aurait-il un serviteur de Dieu pour craindre Dieu à mon propos ? Y aurait-il quelqu’un pour nous secourir en espérant de Dieu sa noble récompense ? Y aurait-il quelqu’un pour nous aider au nom de Dieu ? »
Nulle réponse ne vint. Et les combats commencèrent, l’Imam envoyant en Enfer tous ceux qui le défiaient en combat singulier, s’imaginant pouvoir être celui qui vaincrait Hossayn fils de ‘Alî. Puis, voyant qu’il n’y avait pas moyen de le battre en duel, plus aucun champion n’avança vers le champs.
L’Imam dirigea alors ses assauts au cœur des rangs ennemis, mais tels des sauterelles, ceux-ci se dérobaient devant lui et reformaient leur rang après qu’il fut passé. Il parvint pourtant à occire plusieurs centaines de maudits. C’était un ouragan : il était partout à la fois et en même temps insaisissable. Et lorsqu’un groupe de champions se préparaient à l’assaillir, c’est lui qui se ruait sur eux, et ils s’éparpillaient, comme un troupeau de mouton attaqué par les loups.
Et lui, sans cesse, de répéter : « lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-llâh ; il n’est de force et de puissance que par Dieu ».
Voyant qu’ils n’arriveraient pas à en venir à bout, les maudits recoururent à la ruse : ils le contournèrent pour lui couper toute retraite vers les tentes et un groupe d’entre eux se dirigea vers elles pour les prendre d’assaut. Mais l’Imam réussit à réveiller un dernier sursaut de honte dans l’esprit de leurs chefs :
« Si vous ne craignez pas Dieu et n’avez plus de religion, soyez au moins des hommes : ne vous en prenez pas à des femmes sans défense ! »
Les soudards furent donc rappelés à l’ordre et les combats reprirent de plus belle. La soif était cependant devenue vraiment insupportable, et l’Imam dirigea sa monture vers le fleuve. Voyant cela, les maudits s’interposèrent, car ils savaient bien que si Hossayn pouvait boire, son ardeur en serait décuplée, et alors, malheur à eux !
Hossayn parvint pourtant à traverser leurs rangs et fit avançer sa monture dans l’eau fraîche du fleuve. Il allait enfin pouvoir humecter ses lèvres desséchées… quand soudain des hommes crièrent :
« Eh ! Hossayn ! Tu bois, alors que l’armée a envahi tes tentes et s’empare des femmes ! »
Sans prendre le temps de boire, Hossayn ne fit qu’un bond, sortit du fleuve, fendit en sens contraire les lignes ennemies et fonça sur le campement. Mais ce n’était encore qu’une ruse des plus fourbes : Dieu soit loué, personne ne s’en prenait aux femmes. Hossayn en profita donc pour faire de nouveaux ses adieux et prodiguer quelques conseils et ses derniers encouragements.
Lorsqu’il revint sur le champ de bataille, les maudits le criblèrent de flèches, préférant lâchement le harceler à distance plutôt que de risquer leur vie en combats corps à corps. Sa cuirasse était hérissée des flèches qui s’étaient frayées un chemin à travers les mailles. L’Imam Bâqer, petit-fils de Hossayn, la Paix soit avec eux, rapportera plus tard que son grand-père reçut plus de six cent vingt blessures, toutes de face.
Non seulement les ennemis, mais les anges du ciel eux-mêmes n’en revenaient pas d’une telle endurance, venant d’un homme éprouvé par la soif sous la chaleur étouffante du soleil de l’Iraq, qui venait de perdre dans les pires conditions ses amis et parents, et qui souffrait encore d’un si grand nombre de blessures.
L’Imam Hossayn s’arrêta un instant pour reprendre quelques forces, quand soudain une pierre l’atteignit en plein front. Il se servit de son vêtement pour essuyer le sang de son visage et de ses yeux, lorsqu’une flèche empoisonnée à la pointe munie de triple barbelure vint lui déchirer la poitrine. Ne pouvant la retirer en raison de ces barbelures, l’Imam l’enfonça jusqu’à ce qu’elle le transperce de part en part afin de la faire sortir par son dos. Un flot de sang jaillit alors de la blessure ouverte.
L’Imam en emplit ses mains et le lança vers le ciel, sans que la moindre goutte en retombât sur terre :
« O mon Dieu, Tu sais bien, Toi, qu’ils sont en train de tuer un homme qui est le seul sur terre qui soit petit-fils d’un Prophète ».
Remplissant à nouveau ses mains de son sang, il en teignit ses cheveux et sa barbe :
« C’est teint de mon propre sang que je vais rencontrer mon grand-père, le Messager de Dieu, et je lui livrerai le nom des assassins ».
Bien qu’il fût à leur merci, la crainte révérencielle qu’inspirait encore l’Imam empêchait les maudits de s’approcher de lui. Ils s’enhardirent pourtant peu à peu, jusqu’à ce qu’ils parviennent à le désarçonner.
Ici, les mots font défaut pour décrire l’horreur, et le mieux semble de s’effacer devant les paroles de l’Imam Mahdî, que Dieu hâte son soulagement :
« Tu tombas alors à terre, couvert de blessures, les chevaux te piétinant sous leurs sabots et les iniques te dominant de leur sabres…
Ton front se couvrit de sueur du fait de la mort et tes mains se crispaient puis s’ouvraient tour à tour. Tu jetas un regard fugitif vers les tentes et l’équipage… Ce qui t’arrivait maintenant te détournait de te préoccuper des enfants et de la famille.
Ton cheval, sans cavalier, s’empressa de rejoindre les tentes, hennissant et pleurant. Et lorsque les femmes virent ton destrier en si piteux état, ta selle renversée sur ses flancs, elles sortirent des abris, les cheveux dans le vent, le visage découvert, se giflant la figure et poussant de grands cris, misérables après avoir été sublimes, accourant vers le lieu où tu étais tombé…
Et Shamr, assis sur ta poitrine, tenant son sabre sur ta gorge et ta barbe chenue en sa main, t’égorgeait du tranchant de sa lame…
L’agitation de tes membres alla s’affaiblissant et ton souffle s’éteignit…
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