Samarra Berceau de l’Imâm du Temps



 C’est également dans ce petit camp militaire qu’eut lieu un événement central du chiisme, fondateur d’une espérance encore vivante dans la conscience de tout fidèle de cette religion : celui de la naissance et de l’occultation mineure de l’Imâm Mahdi, douzième Imâm également connu sous le nom de l’Imâm du Temps (Imâm az-Zamân).

Ce camp fut par la suite transformé en sanctuaire religieux et on y édifia en 944 une "Mosquée d’Or" visitée continuellement par les pèlerins au cours des siècles, au-delà des vicissitudes de la conjoncture politique du moment et malgré des conditions sécuritaires souvent très défavorables. L’ancien dôme doré du sanctuaire, détruit à la suite des attentats de 2006, a pour l’instant fait place à une coupole de béton entourée d’échafaudages. On y accède désormais à pied en passant par un étroit couloir créé avec d’immenses blocs de béton et parsemés de checkpoints où le moindre objet apporté par le pèlerin est attentivement examiné. Ces dispositifs viennent rappeler la précarité du calme de la zone qui semble avoir désormais intégré la possibilité de nouvelles attaques.

Véritable "sanctuaire sanctuarisé", le lieu demeure chargé d’une ambiance d’isolement et de tristesse mais aussi d’une imperceptible joie pour tout pèlerin, celle du souvenir de la naissance du mahdi promis et l’espérance de sa parousie à la fin des temps qui, selon le chiisme, permettra de rétablir la justice sur la Terre ainsi que le dévoilement du sens spirituel profond de la religion (ta’wil). Cette naissance ouvre donc un nouvel horizon à la foi chiite, selon laquelle une preuve vivante (hojjat-e hayy) se trouve en permanence sur terre et se manifeste aux hommes s’étant rendu dignes de la voir. Elle s’enracine donc dans toute une conception de la relation de Dieu avec l’homme : selon le chiisme, le prophète Mohammad n’avait pas pour mission de révéler l’ensemble du sens de la prophétie et du Coran, mais seulement son aspect littéral et exotérique. Le sens profond de la religion ne sera dévoilé qu’à la fin des temps, avec le retour du mahdi. La religion est donc conçue comme une réalité vivante contenant des significations qui restent toujours à éclore. Ainsi, si le cycle prophétique (nobowwat) s’est clos avec Mohammad, la walâyat, le cycle de l’initiation spirituelle et des amis de Dieu (owliyâ), continue au présent dans le cÅ“ur de tout croyant s’étant rendu digne de s’élever à d’autres niveaux de signification.

 La naissance du mahdi est donc indissociable d’une espérance de vérité et de justice et a été annoncée dans de nombreux hadiths du prophète Mohammad lui-même : "Un homme de ma descendance règnera sur terre, et dont le nom sera identique au mien."(6) ; ou encore : "S’il ne restait qu’un jour d’existence à ce monde, Dieu susciterait un homme de ma descendance qui remplirait la terre de justice, comme elle est actuellement remplie de ténèbres". (7)

 

Le contexte de la naissance

 

Informé des traditions chiites annonçant la naissance d’un douzième Imâm qui serait le mahdi promis (8)  le califat abbaside surveillait de façon encore plus étroite les moindres faits et gestes du onzième Imâm. Ici commence la hiérohistoire et le miracle de la naissance du douzième Imâm. Henry Corbin a magnifiquement traduit l’une des traditions évoquant les conditions de la naissance de l’Imâm du Temps citée par Majlisi dans son Haqq al-Yaqin : après l’échec du projet de son père Empereur qui avait souhaité la marier à son cousin, une jeune princesse byzantine chrétienne, Narcisse (Narkès Khâtoun), fait un songe lui évoquant sa haute destinée : "Voici que dans le monde des visions, je vis le seigneur Christ avec le groupe de ses apôtres, à l’intérieur du palais de l’empereur […] ils érigèrent une chaire (minbar) toute de lumière. A ce moment-là, voici que Mohammad, son wasî et le groupe de ses enfants glorieux (c’est-à-dire les saints Imâms) firent leur entrée dans le palais. Alors Christ s’étant avancé à sa rencontre, embrassa le prophète Mohammad. Celui-ci de dire : O Esprit de Dieu (Rûh Allah) ! Je suis venu pour te demander la princesse, fille de ton wasî Sham’ûn (Simon-Pierre), pour mon propre fils. Et d’un geste il montra l’Imâm Hasan ’Askarî. […] Mohammad prononça un prône magnifique pour célébrer l’union nuptiale de son fils et de moi-même, notre union dont Mohammad et ses enfants (les saints Imâms) et les apôtres du Christ furent tous ensemble les témoins." (9)  Après un autre songe lui ayant inspiré le moyen de retrouver son époux promis, elle s’enfuit de la maison de son père et se laisse capturer par des soldats musulmans pour être vendue comme esclave. Elle est achetée par Bashar, homme de confiance de l’Imâm ’Ali Naqi, sur ordre de ce dernier, qui l’amène jusqu’à son futur époux à Samarra. La même tradition rapporte également le témoignage de la tante de l’Imâm Hassan ’Askari, Hakima Khâtoun : "La nuit de la mi-Sha’bân, je me rendis à la demeure de mon auguste neveu, Imâm du temps (10)  Hasan ’Askari. Lorsque je voulus prendre congé, Sa Seigneurie me dit : Ô tante ! Reste avec nous cette nuit, car cette nuit naîtra le très noble enfant par qui Dieu fera que la Terre soit vivante par la connaissance, par la foi et par la rectitude spirituelle, après qu’elle sera morte à force d’égarement et de monstruosités. […]Ô tante ! Quand viendra le matin, un signe en sera visible. Il en sera comme dans le cas de la mère de Moïse qui, jusqu’à l’heure de la naissance, ne présenta aucun signe d’une telle attente, pour échapper aux mesures édictées par Pharaon, qui faisait périr les femmes dans son cas. (11) L’Imâm du temps naquit dans la petite maison souterraine de Samarra, le (12)    Sha’bân 256 (3 août 868) et vécut aux côtés de son père jusqu’à la mort de ce dernier en 872, empoisonné sur ordre du calife abbaside Mo’tamid. Après la nouvelle de son décès, une sage femme examina toutes les esclaves femmes ayant été en contact avec l’Imâm afin de s’assurer qu’il resterait sans descendant, et de mettre fin à toute espérance messianiste chiite. L’enfant ne fut jamais découvert : emporté par un oiseau (l’Esprit-Saint) peu après sa naissance, il ne réapparut que quarante jours plus tard, ayant l’apparence d’un enfant de deux ans. (13)        La nouvelle de sa venue au monde ne tarda cependant pas à se répandre parmi quelques proches de l’Imâm ’Askari, puis, plus tard, parmi l’ensemble des fidèles chiites. L’Imâm du temps entra en occultation peu de temps après la mort de son père et n’apparût seulement à quelques représentants ou dans certaines circonstances exceptionnelles avant son occultation majeure en 941. Il n’apparaît depuis qu’à la conscience des fidèles s’étant rendu capable de le voir...  (14)On peut encore visiter sa maison appelée "sardâb" (15)  : on descend sous terre par un escalier étroit qui mène dans une minuscule demeure de deux pièces aux formes incurvées, où il règne une fraîcheur inattendue. Dans la pièce principale, un petit zarih (grillage doré) a été élevé devant le mihrab où l’Imâm du Temps est entré en occultation et s’est rendu invisible à la majorité de l’humanité. Le mausolée où sont enterrés le père et le grand-père de l’Imâm du Temps se situe à quelque pas de la petite maison. L’intérieur du sanctuaire actuel porte encore fortement la trace des attentats de 2006 : au lieu des traditionnel zarih, somptueux grillages d’or entourant généralement le tombeau des Imâms détruits à la suite de l’explosion, de simples planches de bois recouvrent les cercueils, elles-mêmes entièrement drapées d’un long tissu noir en raison du deuil d’Ashoura que les Irakiens portent jusqu’à l’Arbaïn15. Hakima Khâtoun et Narcisse sont également enterrées aux côtés des deux Imâms.

Ces lieux appellent à s’élever à un autre niveau de conscience, bien autre que celui de la simple perception des sens dont on ressent ici qu’ils ne sont pas les instruments appropriés pour percevoir la profondeur du lieu. La signification de la naissance et de l’attente du mahdi ne sont en effet pas seulement celles d’une personne, mais aussi celles du dévoilement du sens plénier de la religion, de sa Vérité, qui n’abolit cependant en rien son sens littéral mais en dévoile plutôt la raison d’être ontologique. L’Imâm étant le dépositaire de cette Vérité, cette parole du prophète Mohammad trouve alors tout son sens : "Mon fils Mohammad  (16)  est l’Imâm et la Preuve (hojjat) qui me succède. Quiconque meure sans l’avoir connu, meurt de la mort des ignorants".  (17)  Dans ce petit sanctuaire quasi-désert, d’autres paroles du prophète Mohammad sur la fin des temps semblent soudain trouver une résonnance plus profonde : "L’Islam a commencé étranger et redeviendra étranger" (18)  ou le souvenir de ce jour, où des Compagnons du Prophète l’entendirent s’exclamer "Ô mes frères !" et ces derniers lui demandèrent : "Ô Envoyé de Dieu, ne sommes-nous pas tes frères ?" et le Prophète de répondre : "Vous êtes mes Compagnons. Mais mes frères sont ceux qui viendront dans les derniers jours." (19) .

Bibliographie
 Corbin, Henry, En islam iranien, Tome 4, "L’hagiographie du XIIe Imâm", Gallimard, 1971.
 Halm, Heinz, The shiites : a short history, 2007.
 Lings, Martin, Le prophète Muhammad, sa vie d’après les sources les plus anciennes, Seuil, 1986.
 
Reyshahri, Mohammad, Mizân-ol-Hikma, tome 1 ; "Al-Imâm al-Qâ’im".

Notes

1- Selon le récit apparaissant dans Haqq al-Yaqin de Majlisi, lui-même rapporté par Sheikh Sadûq et issu d’un témoin de l’époque appelé Bashar ibn Solaymân Nahâs, ces versets auraient été prononcés par le douzième Imâm lors de sa naissance. Voir l’ouvrage et la traduction d’Henry Corbin à ce sujet : Corbin, Henry, En islam iranien, tome 4, « L’hagiographie du XIIe Imâm Â».

2- La ville et son sanctuaire ont été visités par l’auteur de ce récit en janvier 2010.

3- L’expression fut forgée par Al-Mo’tasim lui-même. Elle demeura la capitale abbaside jusqu’en 892.



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