L'Europe et l'Islam identitaire



En tout état de cause, l'Europe ne pourra plus nier longtemps le processus de formation d'une nouvelle identité, celle des millions de citoyens musulmans qui vivent dans le vieux continent. Il ne s'agit pas seulement d'accorder quelques droits à une minorité religieuse, dans les domaines individuels et collectifs. Par contre, l'Europe doit se préparer à la présence d'une identité, d'une culture et d'un discours puissants et revendicateurs. Pour apporter une réponse logique et adéquate à cette question, il faut examiner toutes les voies permettant une coexistence parfaite entre les chrétiens et les musulmans.

Les victoires électorales successives des musulmans modérés aux scrutins parlementaires et présidentiels de la Turquie posent de nouvelles questions aux partenaires européens d'Ankara. La Turquie insiste toujours à ce que sa demande d'adhésion à l'Union européenne soit acceptée. Quelle sera alors la place des citoyens musulmans au sein de l'Union européenne ? Pour ne pas donner une réponse claire et nette à cette question importante, certains milieux tentent de reporter l'examen de la demande d'adhésion de la Turquie, pour ne pas être obligé ensuite d'établir un calendrier précis pour le processus d'adhésion de ce pays musulman à l'Union européenne. Par ailleurs, sur le plan purement théorique, il n'y a aucun obstacle devant ce processus, à condition, certes, que la Turquie puisse se conformer aux normes déterminées par l'Europe. En effet, l'adhésion éventuelle de la Turquie à l'Union européenne dépend du bilan que ce pays doit présenter dans un délai déterminé, dans le domaine de la politique, de l'économie et des droits de l'homme.

La question de l'Islam et des musulmans et leur place dans la nouvelle configuration de l'identité européenne ne se pose pas uniquement au niveau des citoyens européens de confession musulmane ou de la demande d'adhésion des pays à majorité musulmane à l'Union européenne. En effet, avec l'entrée des pays de l'Europe de l'est à l'Union européenne, l'Europe s'approche géographiquement du monde de l'Islam. En outre, avec une adhésion éventuelle de la Turquie à l'Union européenne, cette dernière aura des frontières communes avec des pays comme l'Iran, l'Irak et la Syrie. Dans un tel contexte, les pays pétroliers du Moyen-Orient auront une importance plus grande qu'aujourd'hui pour les Européens sur les plans politiques, stratégiques et économiques. Dans le même temps, la question d'une interaction culturelle se posera sous une nouvelle forme entre les Européens et leur environnement composés de peuples musulmans.

Il n'y a aucun doute que la configuration de l'interaction entre l'Europe et le monde musulman dépendra en grande partie du comportement et de l'action culturel des pays musulmans qui auront des frontières communes avec l'Union européenne. Les Européens ne pourront plus avancer leurs principes de la "laïcité" en tant que condition préalable pour établir des relations différentes avec d'autres pays du monde, car ils sont parfaitement conscients de la présence et du rôle des musulmans dans le monde contemporain. Par conséquent, dans leurs nouvelles configurations sociales et culturelles, les Européens ne pourront plus nier l'importance du discours islamique qui est en train d'engendrer une nouvelle quête d'identité. Dans ce contexte, les centres de décision politique en Europe se donne pour mission de découvrir un mécanisme approprié pour établir une interaction positive avec les citoyens européens de confession musulmane d'une part, et avec les pays islamiques, de l'autre. Par ailleurs, les capacités spirituelles et morales de la religion musulmane qui présente un programme complet pour la vie sociale et politique des citoyens attirent de plus en plus l'attention de nombreux citoyens non musulmans des pays européens, de sorte que les fondements du principe de la laïcité et de la séparation entre la religion et l'Etat semblent être ébranlés par la présence et le rôle des musulmans. Les autorisations qui sont émises dans les pays européens pour la construction de grandes mosquées équipées de centres culturels et sociaux (bibliothèque, salle de conférence, centre d'informatique, salle de lecture, etc.) sont des signes d'un changement important au niveau de la "politique" intérieure dans les pays du Vieux continent, par rapport aux communautés musulmanes. L'émission officielle de l'autorisation de la formation des associations islamiques dans les pays européens montre que l'Europe est en train de trouver des mécanismes adéquats pour favoriser le dialogue avec les citoyens de confession musulmane. Autrefois, les lois et les normes de la laïcité, ainsi que les législations portant sur l'interdiction des activités sectaires, étaient considérées comme les facteurs favorisant le renforcement de la position du christianisme au détriment, surtout, des communautés musulmanes dans les pays européens. Cependant, il faut admettre qu'aujourd'hui, la laïcité semble devenir plus souple en ce qui concerne les questions politiques et sociales.

En outre, il faut mettre également l'accent sur le développement des capacités économiques des communautés musulmanes dans les pays européens. Les villes d'Europe connaissent de plus en plus l'ouverture de centres commerciaux qui appartiennent aux musulmans ou qui sont gérés par les citoyens musulmans. Dans ces centres commerciaux, les musulmans appliquent leurs propres règlements, ce qui les transforme en foyers de commerce et d'échange parmi les musulmans de toute l'Europe. La croissance démographique des communautés musulmanes en Europe et le dynamisme des membres de ces communautés dans divers domaines ont profondément bouleversé les anciennes relations qui existaient autrefois entre l'Islam et le christianisme. De profondes évolutions ont eu lieu dans le domaine des pensées sociales et des croyances générales. De nos jours, plus que jamais, l'Union européenne a besoin de définir très clairement une nouvelle identité européenne, en tenant compte d'une nouvelle conception du discours islamique et de la culture des musulmans.

Par ailleurs, le nouvel ordre mondial sur les plans politique et économique, et l'effondrement de la théorie de l'ordre mondial unipolaire avec le leadership des Etats-Unis, renforcent la place et le statut de l'Union européenne sur une échelle planétaire. La formation d'une Europe unie, en tant qu'un pôle important du système mondial, dépendra largement des relations et des interactions que l'Union européenne établira avec le monde de l'Islam. Il est à noter que traditionnellement, les pays européens ont des relations plus étroites avec les pays musulmans, par rapport aux Etats-Unis. Les Européens entretenaient des liens et des relations proches avec les pays musulmans du nord de l'Afrique, les pays musulmans du Moyen-Orient et de l'Asie centrale. Cela a donc permis aux Européens d'acquérir une connaissance plus profonde de l'Islam et de la culture musulmane. Grâce à cette proximité et ce rapprochement, les nations européennes sont conscientes du fait que pour avoir une présence active sur la scène des relations internationales, elles auront besoin d'avoir de bonnes relations d'abord avec les peuples et les gouvernements des pays islamiques.

Ces relations ne se limitent pas seulement au niveau des relations politiques et diplomatiques, telles qu'elles sont définies dans les normes et lois internationales. Elles doivent comprendre également les différents aspects des relations sociales, culturelles et idéologiques. C'est la raison pour laquelle l'Union européenne est en train de réfléchir sur la possibilité d'une nouvelle définition de ce qui doit être "l'identité européenne" tant au niveau national (c'est-à-dire dans les pays membres) qu'au niveau de l'Union européenne et sur la scène des relations internationales. Dans cette nouvelle définition de l' "l'identité européenne", il est nécessaire que les dirigeants de l'Union européenne se rendent compte de l'importance des mécanismes et des méthodes qu'ils doivent trouver pour établir une très bonne interaction avec les citoyens européens de confession musulmane, d'une part, et avec les peuples et les gouvernements des pays islamiques, de l'autre.

Dans la grande société multinationale de l'Europe unie, les frontières linguistiques, religieuses et culturelles sont en voie de disparition. Ceci étant dit, le terrain devient de plus en plus favorable à l'établissement d'un dialogue constructif entre l'Europe et le monde de l'Islam. Cela dépend directement du type des interactions culturelles qui vont s'établir entre l'Europe et l'Islam. Une approche réaliste des Européens par rapport aux réalités du monde musulman pourra préparer le terrain à l'établissement du dialogue entre l'Islam et le christianisme, entre la civilisation occidentale et la civilisation islamique.

Les pays de l'Europe occidentale ont déjà ouvert leurs portes sur les autres cultures et les autres civilisations. Les citoyens de ces pays font preuve d'une ferme volonté pour mieux connaître les autres. De nos jours, l'Islam et les musulmans ne constituent plus "l'Autre" historique et ancestral des cultures européennes. Par contre, l'Islam et les musulmans sont des réalités indéniables à l'intérieur de la sphère européenne, que les dirigeants de l'Union européenne doivent absolument connaître pour augmenter l'efficacité de la construction européenne dans sa nouvelle configuration politique, économique et culturelle. Dans ce sens, le temps est arrivé pour que l'Union européenne se donne à la révision des lois archaïques et traditionnelles qui interdisent ou limitent les champs d'activités des citoyens de confession musulmane dans les pays du Vieux continent. Cette révision pourra permettre au système politique et social de l'Europe de bénéficier à son tour des enseignements moraux et spirituels de la culture islamique.

Aujourd'hui, le comportement et le mode de vie des populations musulmanes prennent une importance toute particulière. Le développement des moyens de communication et l'essor vertigineux des réseaux d'information assurent une transmission très rapide et très complète des comportements de toutes les populations à travers le monde. En d'autres termes, ce qui se passe sur les plans politiques et sociaux à l'intérieur du monde de l'Islam est transmis au monde entier par les médias et les réseaux d'informations. Ce sont les informations et les images qui façonnent le visage de la culture islamique aux yeux des habitants du monde. Dans ces circonstances, les penseurs et les intellectuels religieux ont une très lourde responsabilité pour la relecture des notions et des concepts religieux pour défendre de façon logique et rationnelle la religion musulmane et les intérêts des populations islamiques.

Le penseur et l'intellectuel musulmans sont les moteurs de la liberté de pensée et de conscience au sein d'une société religieuse. Ils doivent donc essayer de dénoncer et de critiquer les défis et les insuffisances qui pourraient exister dans la sphère sociale afin de pouvoir refléter pratiquement les modèles sociaux de la religion musulmane. Il leur incombe donc d'adopter une vision profonde en ce qui concerne la religion et ses fondements, afin de pouvoir rendre opérationnels les principes de l'Islam et de produire également les pensées religieuses adaptées aux impératifs du monde contemporain. L'intellectuel Zeki Milad, qui a un regard pessimiste par rapport au rôle des penseurs et des intellectuels dans les sociétés musulmanes, a écrit dans l'un de ses ouvrages:

"Bien que les intellectuels aient les connaissances spécialisées pour utiliser les instruments de connaissance, les techniques de recherches et les méthodes de pensée, leur approche à l'égard de la religion et du fait religieux reste toujours ambiguë et incertaine. Cependant, il y a des intellectuels musulmans qui confondent apparemment l'Islam avec les religions de l'Antiquité dans les pays de l'Orient. Suite à ce problème d'approche, ils sont arrivés à la conclusion qu'ils doivent porter un regard mythologique sur l'Islam et qu'ils doivent classifier l'Islam au rang des études mythologiques. Cette confusion est due, en grande partie, au fait que de nos jours, la mythologie est devenue très à la mode et qu'elle gagne du terrain même dans les études et les recherches philosophiques, culturelles, littéraires et toutes les disciplines des sciences humaines. Par ailleurs, il y a des intellectuels musulmans qui s'efforcent d'adapter leur lecture de la religion à l'expérience de l'Europe avec le christianisme et l'église. Or, si l'intellectuel occidental enrichit sa réflexion sur la religion par son expérience historique, il s'appuie sur une connaissance parfaite de l'histoire de l'Europe et de l'église ; connaissance qui fait défaut, en général, à l'intellectuel musulman : le défi entre la religion et la science (positivisme), la religion et le progrès, la religion et le sécularisme, la religion et l'Etat, la religion et la politique, etc. Ces défis historiques et culturels ont produit des acquis intellectuels très profonds en Europe, depuis des siècles. L'intellectuel européen a été condamné, pendant des siècles, à organiser sa pensée dans le cadre de l'expérience historique de l'Europe. Cela lui permet alors de se donner raison d'adopter une approche ambiguë, controversée et polémique à l'égard de la religion."

Il nous semble que Zeki Milad a oublié, dans ses analyses, qu'il y a aussi un autre groupe d'intellectuels religieux dans le monde de l'Islam, qui ont une connaissance vaste et profonde des concepts et des enseignements de la religion, et qu'ils sont capables, en même temps, de présenter un analyse sociologique des évolutions de l'histoire de l'humanité. Ces intellectuels que Zeki Milad semble ignorer dans sa classification, s'efforcent, pour leur part, de présenter une compréhension nouvelle et dynamique de la religion afin de proposer une nouvelle "identité" à leur société.

Dans les pays musulmans, les intellectuels religieux peuvent mettre l'accent sur les affinités et les points communs, au lieu d'insister sur les divergences et les discordes. L'adoption d'une telle démarche leur permettra de reconnaître l'identité nationale-religieuse de leur société, d'apporter des réponses adéquates aux défis avec lesquels est aux prises la communauté internationale, en quête de la vérité et de la spiritualité. Les intellectuels religieux doivent essayer de surmonter les obstacles et de relever les défis de l'homme contemporain face aux ténèbres du modernisme et l'instrumentalisation de l'homme, afin d'éclairer le chemin de l'humanité.

 

 



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