Le Coran et les hadiths



Ainsi, cette conception particulière de l’intellect peut être perçue notamment au travers de l’analyse de la signification de la raison dans les ouvrages des grands philosophes comme Mollâ Sadrâ, surtout lorsqu’il procède à l’exégèse des versets coraniques concernant la raison. Par ailleurs, dans le commentaire que Mollâ Sadrâ écrit sur les hadiths chiites relatés dans Osoul al-Kâfi de Kolayni, nous voyons comment il opère une distinction nette et précise entre la vision islamique et la conception grecque de l’intelligence spéculative. Il est à noter qu’auparavant, même à l’époque des grands péripatéticiens musulmans comme Avicenne, l’intelligence agente s’unissait avec l’Esprit saint.

Les chercheurs musulmans travaillant sur les traditions islamiques connaissent tous une règle générale en vigueur pendant de longs siècles jusqu’à aujourd’hui, selon laquelle les penseurs musulmans admettent que le Coran, la sunna et les hadiths ont tous deux aspects différents : une dimension exotérique et une dimension ésotérique. A titre d’exemple, concernant les versets coraniques, il est admis que chaque verset de la parole révélée peut avoir des significations cachées et réservées à des initiés. Quant aux hadiths, il est également admis que certains hadiths font référence directement à la dimension ésotérique et secrète du message révélé par Dieu. De même, parmi les hadiths du Prophète, certains se réfèrent directement aux significations ésotériques et cachées des versets coraniques.

Le rapport de la philosophie avec les dimensions exotériques et ésotériques de l’islam

La philosophie islamique a des liens à la fois avec l’aspect extérieur de la révélation coranique et de la charia, et avec sa vérité interne que s’efforce d’exprimer en termes rationnels la philosophie islamique. De nombreux théologiens musulmans s’opposèrent radicalement à la philosophie, tandis que beaucoup d’autres la considérèrent essentielle. En réalité, de grands philosophes musulmans comme Averroès, Mirdâmâd ou Shâh Vali-Allah Dehlavi furent connus à leur époque comme de grands jurisconsultes de la charia. Il n’existe donc pas de frontière stricte séparant les deux domaines, et de nombreux jurisconsultes se sont souvent montrés favorables à l’activité des philosophes, et ont ainsi préparé un climat social et culturel favorable au développement de la philosophie.

Ceci étant dit, le terme « vérité Â» joue le rôle de lien principal entre la philosophie islamique et les sources de la révélation. La vérité signifie à la fois une cohérence interne de la pensée et une connaissance conforme au réel. Par ailleurs, la vérité (haqq) est l’un des noms de Dieu. La quête et la connaissance de la vérité est le but final de la philosophie islamique. Quant au Coran, la vérité en constitue la signification interne, accessible à la raison humaine par une recherche interprétative et herméneutique du livre saint.

Au cours de l’histoire de l’islam, la philosophie islamique s’est notamment donné pour mission de connaître par des moyens à la fois rationnels et herméneutiques les deux grands livres de la révélation divine, à savoir le Coran et l’univers. Cela peut expliquer pourquoi dans le monde de la pensée islamique, la philosophie et le mysticisme sont étroitement liés, bien que le mysticisme consiste à partir en quête de la vérité uniquement sur la base d’un enseignement du sens ésotérique de la religion. Ce lien de parenté entre la philosophie et le mysticisme s’avère très important, car sans le connaître, il serait très difficile, voire impossible de comprendre la pensée de philosophes comme Sohrawardi et Mollâ Sadrâ en Iran.

Des philosophes anciens comme Nâsser Khosrô (XIe siècle) ou d’une période plus récente comme Mollâ Sadrâ (XVIe siècle) furent unanimes pour dire que la philosophie (ou la théosophie) s’unit avec la vérité émanant du cœur du Coran. Par conséquent, pour les uns comme pour les autres, la compréhension de la vérité n’est possible que par l’interprétation spirituelle du livre saint. Au XIXe siècle, le philosophe iranien Ja’far Kâshefi alla jusqu’à tenter d’établir une adaptation entre les différentes méthodes de l’exégèse du Coran avec les différentes écoles de la philosophie. Ja’far Kâshefi avait établi une classification intéressante selon laquelle l’exégèse exotérique du Coran s’adapterait à la philosophie péripatéticienne, l’exégèse symbolique du Coran avec la philosophie stoïcienne, et enfin l’exégèse du sens profond du Coran avec la théosophie orientale.

Dans la philosophie islamique telle qu’elle a évolué pendant des siècles, l’activité philosophique n’est pas en contradiction ni avec un ésotérisme individuel, ni avec la quête du sens interne du Coran et des hadiths. Les philosophes chiites s’intéressèrent plus particulièrement à cette vision particulière des choses, car elle leur permettait de développer toute une réflexion sur les hadiths du prophète Mohammad et des Imâms.

Ainsi, aux côtés du Coran et de la sunna (tradition du Prophète), le chiisme a enrichi et développé le champ de ses hadiths par le recueil des actes et paroles - au fort contenu rationnel - des douze Imâms du chiisme duodécimain. Ces hadiths ont fortement influencé pendant plusieurs siècles la structure et les questions abordées par la philosophie islamique. Le chiisme a ainsi créé une ambiance rationnelle au sein de la communauté musulmane, alimentant ainsi la pensée des philosophes dans le domaine de la connaissance du Principe éternel, la réalité des êtres, l’anthropologie, la connaissance de la cause finale ou encore la philosophie de l’histoire. Ces thèmes ont longtemps été abordés par les philosophes musulmans, mais le mérite de ces philosophes chiites réside aussi dans l’adoption d’une expression particulière qui permet aussi l’établissement des liens entre les philosophes et les autres couches de la communauté musulmane, et ce par un souci de rapprochement entre les deux.

Comme nous l’avons évoqué, la révélation coranique y joue un rôle central. Sans elle, il n’y aurait eu ni civilisation islamique ni philosophie islamique. Contrairement à ce que prétendent la plupart des penseurs occidentaux et certains de leurs disciples musulmans, l’activité philosophique dans le monde musulman était loin de se limiter à la répétition et à la simple imitation de la philosophie grecque de l’école d’Alexandrie en langue arabe. En effet, il faut insister sur l’importance décisive du Coran et des hadiths, car la philosophie islamique a avant tout évolué dans le cadre que lui a inspiré la révélation coranique.

Comme nous l’avons aussi dit plus haut, la philosophie islamique est en réalité une « philosophie prophétique Â» (falsafeh nabavi) inspirée par le contenu du Livre saint et de la parole révélée. Elle n’en a pas moins une dimension totalement rationnelle et spéculative. En outre, la philosophie islamique offre également des méthodes et concepts uniques pour découvrir le sens ésotérique du Coran et ses vérités cachées. Son but principal en demeure donc l’étude de l’être et toutes les étapes de l’existence mais aussi de l’homme et du retour de tous les êtres vers leur Créateur.

En réalité, l’étude de l’être pratiquée par les philosophes musulmans n’est qu’un approfondissement de la contemplation sur le sens ésotérique du Coran considéré comme « l’essence de l’être Â». Le Coran est donc perçu comme le Livre dont la compréhension est la clé de la connaissance objective et subjective de l’être.

Sans l’ombre d’un doute, des recherches plus approfondies sur la philosophie islamique et son évolution pendant plus de douze siècles rendront de plus en plus évident le rôle original du Coran et des hadiths dans l’évolution de la pensée philosophique des musulmans. Depuis Al-Kindi, les philosophes musulmans ont ainsi entretenu un lien constant avec le Coran et les hadiths. En conclusion, il faut souligner que la philosophie islamique n’est pas un épisode de transition plus ou moins isolé dans l’histoire de la pensée musulmane, mais au contraire l’une des activités intellectuelles les plus riches et les plus originales de la civilisation musulmane, ayant trouvé et trouvant toujours dans le Coran et les hadiths une source d’inspiration intarissable.



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