L’influence de la pensée chiite dans les domaines artistique et architectural



Sarah Mirdâmâdi

 

L’époque safavide coïncide avec celle du développement et de la diffusion des croyances chiites dans l’ensemble de l’Iran. La philosophie et la pensée que cette religion a produites irriguent et président à la réalisation d’œuvres exceptionnelles dans de nombreux domaines artistiques de l’époque. Des réalisations architecturales telles que la mosquée du Shâh ou la mosquée de Sheikh Lotfollâh, exécutées au sein de la ville d’Ispahan, capitale des Safavides, en sont le témoignage vivant. L’étude de l’art safavide peut, à ce titre, constituer un moyen de saisir certains aspects à la fois de la pensée chiite de l’époque, mais également de son influence dans des domaines qui dépassent les sciences théoriques. Dans cet article, nous allons étudier la façon dont les croyances chiites ont induit un changement important dans l’art, au travers l’exemple de l’architecture et du tapis.

Le monde imaginal et la possibilité d’une représentation figurée des réalités spirituelles

De façon générale, la représentation dans l’art et l’architecture islamique a une relation étroite avec la croyance en un monde imaginal (’âlam-e methâl), entre le monde matériel et intelligible. Ce monde est le lieu des visions et des rêves, là où les réalités spirituelles sont révélées à la conscience du croyant sous l’apparence de formes sensibles mais dénuées de matière, et donc susceptibles d’être représentées dans le cadre d’une Å“uvre artistique. Cette croyance était particulièrement forte et habitait l’esprit des artistes à l’époque safavide. Des chercheurs comme Henry Corbin ont largement étudié la centralité de ce monde médiateur dans la théosophie islamique chiite en insistant sur le fait que selon cette pensée, l’existence même du symbole dépend de celle de ce monde imaginal. Le symbole désigne ici une représentation ou un récit qui contiennent d’autres significations que celles qui s’en dégagent en premier lieu et de façon apparente ; chaque sens pouvant en cacher et en dévoiler un autre. Selon Corbin, le symbole implique la compréhension de niveaux de réalités plus profonds que l’apparence au travers d’une forme ou d’un événement, et implique trois choses : tout d’abord, la forme ou l’événement perçus ; le monde au sein duquel ils apparaissent ou se déroulent, c’est-à-dire le monde imaginal ; et enfin, l’organe par lequel cet événement ou cette forme sont perçus, qui est l’intelligence agente (’aql-e fa’âl). L’événement en lui-même constitue un récit figuratif d’une réalité spirituelle plus élevée et purement intelligible, et donc ne pouvant pas être appréhendée sous une apparence formelle. Le monde imaginal constitue un "entre-deux" d’événements ayant à la fois une forme sensible et une réalité spirituelle ; il est le lieu où les hautes réalités spirituelles se matérialisent et où les réalités matérielles se spiritualisent.

Toujours selon la gnose islamique, le monde est constitué d’un ensemble de degrés d’une même réalité. Cette réalité peut elle-même être appréhendée selon deux arcs : l’arc de descente, correspondant à la création conçue comme la manifestation de l’existence et des Noms Divins selon des degrés d’intensité décroissante jusqu’au monde de la matière, et l’arc de remontée, marquant le début d’une ascension dans l’être des différentes créatures et d’un retour vers l’Un, l’homme occupant une place centrale dans ce processus. Selon Ibn ’Arabi, la Vérité ou l’تtre s’est manifesté selon une hiérarchie de cinq mondes ou "présences" (hazarât-e khams), du niveau de l’Essence divine au monde matériel. Les trois premières "présences" comprennent le monde de l’Essence divine, celui des Noms et Attributs divins, et celui de Ses actes. Ces mondes sont respectivement appelés lâhout, jabarout, et malakout. Ils sont purement intelligibles et spirituels, c’est-à-dire exempts de toute forme représentative. La quatrième "présence" est le monde imaginal, qui constitue un monde intermédiaire entre ces trois degrés du monde intelligible et le cinquième monde, celui de la matière, appelé nâsout. Ce monde contient l’ensemble des créatures corporelles dont l’homme, les animaux, les plantes, les planètes… Chacun de ces cinq mondes est le miroir de l’autre. Sur la base d’une parole divine (hadith qodsi) abondamment reprise dans la tradition chiite, Dieu se décrit comme un "trésor caché" (kanz makhfi) qui aspire à être connu. C’est ce désir [1] d’être connu qui présida à la création, faisant de chaque être une manifestation de cet amour divin et une entité aspirant à connaître son Créateur. Sur cette base, chaque monde désire atteindre le monde qui lui est supérieur et se rapprocher ainsi de Dieu.

Ces mondes ne doivent pas être envisagés comme des strates superposées et sans rapport les unes avec les autres : au contraire, chaque monde supérieur contient et manifeste de façon plus parfaite les réalités des mondes inférieurs, et réciproquement, les mondes inférieurs reflètent de façon plus faible et imparfaite les perfections des mondes supérieurs. C’est dans ce sens que le monde imaginal manifeste les perfections des mondes spirituels supérieurs. Cette conception justifie l’idée selon laquelle une réalité unique peut se manifester à différents degrés, et rend ainsi possible de représenter de hautes réalités spirituelles sous une forme matérielle.

Ce concept clé de monde imaginal a été développé par plusieurs grandes figures de la philosophie islamique, dont Sohrawardi et Mollâ Sadrâ qui en ont proposé une définition distincte, en en faisant néanmoins tous deux un intermédiaire entre la pure intelligibilité et la matérialité qui constitue le lieu des révélations prophétiques et de la saisie des réalités spirituelles lors de visions ou à l’état de songe. "Voir" de tels événements dépend néanmoins d’une purification de l’âme : si le miroir du cÅ“ur est empoussiéré par les péchés et les préoccupations terrestres, il se rendra de facto incapable de saisir ces réalités spirituelles. L’accès au monde imaginal contient ainsi une dimension pratique, se purifier et faire de son âme un paradis dès cette vie terrestre étant la condition permettant d’accéder aux visions paradisiaques des mondes supérieurs.

L’artiste se doit donc également d’être un pèlerin spirituel se rendant capable de "voir" de tels mondes. C’est cette croyance qui fut à l’origine, à l’époque safavide, de la création des plus beaux monuments de la ville d’Ispahan, dont chaque recoin est censé rappeler le paradis auquel tout croyant est appelé, et qui n’est in fine que la manifestation de ses actes et pensées.

L’influence de cette vision sur l’architecture d’Ispahan

La prise de pouvoir par Shâh Ismâïl Safavide marque le début d’une période de prospérité et de stabilité favorable au développement de la pensée intellectuelle, et plus particulièrement chiite défendue par le nouveau pouvoir. Cette période est également l’un des moments les plus créatifs de l’histoire de ce pays à la fois dans les domaines de la philosophie, de la littérature, de la peinture, de la musique…, et ce en lien étroit avec le chiisme et les différentes écoles de pensées qui virent le jour à l’époque. Les sources écrites de cette époque attestent de la relation profonde entre la spiritualité et l’art. Une grande partie des réalisations architecturales et de leurs motifs de l’époque safavide se fonde sur la croyance de leurs artistes au monde imaginal, dont ils reflètent le contenu dans leurs réalisations artistiques. L’édification de la ville d’Ispahan, qui avait vocation à être la "cité idéale" de l’Etat safavide, s’est ainsi constituée sur la base d’une pensée spirituelle et philosophique figurée par des bassins, des coupoles ornées, des cours, des iwans, l’utilisation de faïences et de petits miroirs… qui en reflètent de façon esthétique et formelle les différents aspects. Chaque motif y recèle un message profond, et constitue souvent la figuration de visions du paradis expérimentées par l’artiste à l’état de songe dans ce "lieu" imaginal. Ispahan reflète également la spiritualité des artistes et leur aspiration à la Rencontre avec le Créateur, tout en visant à introduire un rappel perpétuel dans le cÅ“ur du croyant de ce à quoi il est appelé. Ainsi, l’idée de mosquée correspond à une volonté de créer un lieu au-delà du temps et de l’espace, un "morceau de ciel" favorable à la méditation et à l’élévation ; un lieu médiateur entre le ciel et la terre. Dans ce sens, la coupole est également un lieu figurant la voûte céleste. Avant l’entrée à la mosquée, la cour intérieure et le bassin qui se situe au milieu symbolisent la vie éternelle, ou sont parfois considérés comme un "entre-mondes" entre le monde matériel extérieur, et la mosquée elle-même qui constitue une ouverture vers le spirituel.



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