L’influence de la pensée chiite dans les domaines artistique et architecturalL’utilisation de motifs paradisiaques comme l’eau et l’arbre – l’arbre de vie, l’olivier, l’arbre de Toubâ ou celui de Sidra al-Montahâ cité dans le Coran – participe également à une volonté de "rendre présent" le spirituel dans le cadre de réalisations artistiques et architecturales. L’arbre est également représenté sous la forme d’un cyprès (sarv) incliné (boteh djeqqeh) symbolisant l’humilité de la création face au Créateur. De façon générale, l’arbre est à la fois un symbole des grâces divines et de perfection, partant de la terre pour s’élever indéfiniment vers le ciel au travers de ses branches ouvertes. Il a ainsi constitué l’objet de l’attention à la fois des artistes et des philosophes comme Avicenne, qui considère notamment l’olivier comme un symbole de la pensée : l’olive à la capacité de se transformer en une huile produisant de la lumière, tout comme la pensée peut, au terme de nombreux efforts, parvenir à devenir une lumière découvrant la vérité. Ce motif est également présent dans l’épître de l’Archange empourpré de Sohrawardi, ainsi que dans l’œuvre de Fakhroddin Arâghi. Ces pensées ont nourri et influencé les artistes de l’époque. L’une des idées phare défendue par les penseurs chiites et qui se reflète dans l’architecture et l’art de l’époque est que le paradis est une réalité non pas simple, mais ayant de multiples degrés. La forme et le nom même du palais Hasht Behesht (littéralement "huit paradis") à Ispahan témoignent de cette formalisation de hauts concepts spéculatifs dans le domaine architectural. A côté des arbres, de la végétation, et parfois d’animaux, l’utilisation de la couleur turquoise vient rappeler le ciel bleu et les bassins paradisiaques. Les nombreux jardins mis en place à l’époque participent également à ce rappel du paradis. Selon une thématique plus spécifiquement chiite, l’importance du nombre douze venant rappeler les Douze Imâms du chiisme duodécimain peut également être remarquée. Ainsi, l’ensemble des mosquées et de nombreux monuments construits à l’époque à Ispahan ont en commun leur dimension symbolique ; chaque œuvre de ce monde, artistique ou naturelle, étant considérée comme l’ombre ou la manifestation d’une vérité plus haute. La signification et la dimension spirituelle de ces monuments ont fait l’objet d’études de divers orientalistes, conscients de l’invitation à un Au-delà contenue par ces œuvres. L’ouvrage le plus connu consacré au sujet reste celui de Henri Stierlin intitulé Ispahan : image du paradis, et dans lequel il argumente qu’Ispahan est comme le reflet d’une volonté de Shâh Abbâs d’incarner dans les domaines architecturaux et artistiques l’image du paradis telle qu’elle est présentée dans le Coran. Il considère notamment les iwans comme un symbole de grotte devant mener à la source de la vie et de la vérité. Cette thématique a également été reprise par Henry Corbin qui a comparé Ispahan aux Cités d’émeraude qui, selon certains mystiques chiites, constituent la porte d’accès aux mondes spirituels. Dans la continuité de Corbin, Seyyed Hossein Nasr, a souligné que "l’art islamique manifeste la réalité des choses situées dans les "dépôts de l’invisible", dans le domaine de l’existence corporelle. Le fait que se trouve disposé face à notre regard la manifestation du monde intelligible dans le monde des formes sensibles lorsque l’on regarde l’entrée d’un édifice comme [la mosquée du] Shâh à Ispahan, avec ses motifs géométriques et eslimi étonnants, atteste de cette réalité." [2] La manifestation de thèmes mystiques dans les tapis persans à l’époque safavide
L’époque safavide se caractérise aussi par un développement sans précédent de l’art du tissage de tapis d’une finesse exceptionnelle ; la plupart des tapis iraniens figurant dans les collections des plus grands musées mondiaux datant dans leur grande majorité de cette époque. La même vision du monde préside alors à la création des mosquées et au tissage de tapis. Dans ce sens, la centralité des motifs paradisiaques se retrouve dans les tapis de l’époque, avec l’utilisation de figures d’arbres, de paons, de poissons… Cette création repose également sur la centralité du monde imaginal et du symbolisme. Ce genre de composition existait néanmoins en Iran avant l’islam, mais le développement de cette religion lui a conféré un arrière-plan imaginal et une profondeur sans précédent. La combinaison de ces motifs les uns à côté des autres se doit de créer une ambiance paradisiaque reflétant la paix et la miséricorde divines. Cette vision s’enracine elle-même dans la conception de la nature au sein de l’islam comme lieu de manifestation des attributs divins, et un vaste livre chargé de "signes". Les figurations peuvent néanmoins être différentes d’un tapis à l’autre, certaines poussant le symbolisme à l’extrême en n’utilisant que des figures géométriques, et d’autres ayant recours à des représentations concrètes de réalités naturelles et matérielles. Concernant les principaux motifs utilisés, tout comme dans l’architecture, l’arbre constitue un motif de choix dans les tapis. Les arbres les plus représentés sont l’arbre de vie, le saule pleureur, le cyprès, le platane et le grenadier qui véhiculent chacun une signification particulière. Le grenadier a une dimension sacrée étant donné qu’il est cité à trois reprises dans le Coran sous le nom de rommân (2:99 et 141) et en tant que fruit du paradis (55:68). Les nombreux grains de la grenade symbolisent l’abondance et la prospérité, tandis que des grenadiers se trouvent souvent à proximité des sanctuaires et lieux de pèlerinages en Iran. Le paon fait également partie des motifs abondamment utilisés dans les tapis figurant le paradis. Il symbolise tantôt la beauté et la perfection extérieure, tantôt l’homme suffisant et éloigné de la vérité. Il est également symbole de désir charnel et parfois associé à la sortie d’Adam et d’Eve du paradis. Il figure aussi parfois l’homme chassé du paradis qui aspire à retourner à sa patrie originelle. Le poisson a également une place de choix dans ces motifs symboliques. Représenté de façon schématique ou avec détail, il symbolise la vie et la fécondité, et est parfois considéré comme une protection pour la personne qui s’assoira sur le tapis. Ce symbolisme trouve également ses racines dans le Coran, notamment dans les sourates Noun, Al-Qalam, l’histoire de Moïse et de Khezr, ainsi que celle de Jonas prisonnier quelque temps dans le ventre d’un poisson. Dans certains tapis, ces différents motifs sont présents les uns à côté des autres, tandis que d’autres n’en comptent qu’un ou deux. Le motif du lion apparaît également dans certaines œuvres, et symbolise l’homme parfait ayant réussi à vaincre les penchants de son âme et à établir en lui le paradis. Le paradis est également suggéré par les couleurs telles que le bleu, l’utilisation de fils dorés, etc. Parmi les autres motifs présents dans les tapis figure celui d’une lutte entre un lion et une vache symbolisant les efforts de l’homme pour parvenir à cette perfection. Dans la gnose islamique, le fait de tuer une vache symbolise la libération de l’homme vis-à -vis de ses penchants charnels, et son rapprochement de Dieu au travers d’efforts constants sur lui-même. Le Simorgh et le dragon font aussi partie des motifs animaliers parfois représentés sur les tapis. Ils constituent de riches motifs symboliques issus de la littérature iranienne classique et d’œuvres telles que le Shâhnâmeh et repris, en particulier concernant le Simorgh, dans certains grands textes de la mystique islamique comme Mantiq al-Tayr de Attâr ou les épîtres de Sohrawardi. Le Simorgh y est le médiateur entre le monde visible et invisible, un symbole de l’ascension mystique de l’âme vers l’Orient de la vérité, ou encore de la divinité guidant l’homme. Le Simorgh s’oppose au dragon qui incarne les passions humaines, la colère et le feu qui l’empêche de cheminer vers Dieu. Avec le serpent, il symbolise aussi le mal, le diable, et l’âme incitatrice au mal combattant l’âme sereine et présente à Dieu. Selon un thème classique de la littérature spirituelle persane, chaque homme contient en lui un dragon plus ou moins endormi, qui n’attend que de se réveiller à la moindre occasion et de brûler par sa colère et ses désirs l’œuvre spirituelle de l’homme qu’il habite. Ces différents motifs de combats visent ainsi à produire un rappel de cette réalité dans le cœur de chaque croyant, et à l’aider à vaincre cet aspect de son être. Mais plus que ces combats intérieurs, c’est avant tout la miséricorde divine et le paradis qui la symbolise que s’efforcent de représenter les artistes tisseurs de tapis de l’époque safavide, ainsi que de rendre accessible de hautes significations spirituelles à tous. Conclusion
L’art safavide constitue une manifestation esthétique exceptionnelle de la conscience religieuse de l’époque préoccupée par une réalisation spirituelle personnelle et la figuration des réalités que chaque homme est appelé à atteindre et à réaliser en lui. Ces œuvres sont destinées à produire un rappel en l’homme ; rappel de ce qu’il est, des forces antagonistes qui sommeillent en lui, et ce à quoi il est appelé. Cette vision explicitée ici au travers de l’architecture et du tapis se retrouve également dans les autres arts et artisanats de l’époque dont la miniature, la musique, la faïence… L’art prend ici une dimension sacrée, trouvant son origine dans le monde invisible, et visant à produire une dynamique et un mouvement de retour vers le Créateur. Il constitue ainsi un riche témoignage des relations étroites s’étant établies entre la pensée religieuse et l’art à cette époque, le développement de la première ayant conduit à un fleurissement sans précédent du second. Ainsi, malgré la diversité de ses formes et réalisations, l’art iranien de l’époque ne fait référence qu’à une grande thématique unique et repose sur les grands concepts de la pensée chiite, dont ceux du monde imaginal, du paradis et de ses différents degrés. Il constitue ainsi un support destiné à orienter l’âme vers la réalisation de son paradis intérieur qui se manifestera dans l’autre monde à elle - le paradis ne devant s’entendre ici que comme la représentation de la perfection que chaque être humain est invité à réaliser en lui dans ce monde même. Bibliographie : Notes
[1] Appliquée à Dieu, la notion de désir ne doit néanmoins pas s’entendre comme un manque – Dieu étant par essence nécessaire en Lui-même et "plein" -, mais comme un excès de générosité et de libéralité. [2] Op. cit. Parvizi, Elhâm ; Bemâniyân, Mohammad Rezâ ; Sâlehi, Mehdi, "Jâigâh-e hoviyat-e shi’i dar me’mâri-e ’asr-e safavi" (La place de l’identité chiite dans l’architecture de l’époque safavide), Honar, no. 165, Khordâd 1391 (mai 2012), p. 23.
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