LES CAPTIFSLes heures passaient. Les prisonniers priaient toujours. Ils n'interrompaient leurs actes de dévotion que pour pleurer amèrement au souvenir des êtres chers qu'ils avaient perdus à Karbala. Dehors la nuit avait succédé au jour, mais qu'est-ce que cela changeait dans la nuit du cachot ? Un cri et des pleurs redoublés attirèrent Zaynab près de Soukeina. - Ma tante! Dans mon rêve j'ai vu mon père! Je ne l'avais pas vu depuis qu'il m'a quitté, ce jour horrible... Alors je lui ai tout raconté. Tout ce que nous avons enduré jusqu'à aujourd'hui. Il m'a dit : "Soukeina, tes souffrances ont assez duré! Soukeina, ma fille chérie, je suis venu te chercher!" Soukeina éclata en sanglots. Alors toutes les femmes, et les enfants aussi se mirent à sangloter. Yazid, qui passait à ce moment-là près d'un soupirail de la prison, demanda ce qui se passait. Des gardes lui dirent que Soukeina, la fille de l'Imam Houssein voulait voir le visage de son père. Yazid donna des ordres. Des gardes entrèrent bientôt dans le cachot. L'un d'eux portait un plateau d'argent recouvert d'une étoffe de soie. Le garde déposa le plateau devant Soukeina. Il retira l'étoffe. La torche qu'il brandissait éclaira la tête de l'Imam Houssein. Soukeina s'empara de la tête de son père. Elle la serra contre elle, l'embrassant comme elle l'avait embrassée des milliers de fois quand il était vivant. Au bout d'un moment ses sanglots se calmèrent. Zaynab s'approcha de Soukeina qui était immobile, recroquevillée autour de la relique de l'Imam. - Soukeina ma fille, ne reste pas ainsi courbée sur la tête de ton père. Soukeina ne répondait pas. Zaynab voulut secouer doucement l'épaule de l'enfant. Mais Soukeina avait cessé de vivre. Son père tant aimé avait tenu la promesse qu'il lui avait faite en rêve. Maintenant elle était avec lui, au Paradis. Les rapports de sa police ne laissaient pas de préoccuper Yazid. Trop de gens murmuraient contre lui. Trop de rumeurs circulaient à propos du sort cruel qu'il avait infligé à la Famille du Prophète. Des femmes allaient même jusqu'à traiter de lâches leurs maris parce qu'ils ne s'opposaient pas au tyran. Yazid avait perdu le sommeil. Il craignait maintenant sérieusement d'être renversé. Malgré presque cinquante ans de présence omayyade, malgré un quart de siècle de pouvoir absolu, aux mains de son père d'abord, ensuite entre .les siennes, malgré tous les efforts déployés pour inculquer aux masses la haine de la Famille du Prophète, d'Ali, de Hassan, de Houssein, malgré la crainte, à défaut d'amour; qu'éprouvaient les gens pour les descendants d'Abou Soufiane, malgré tout cela, dans son fief de Damas, Yazid tremblait pour son trône! Alors il décida de faire sortir de prison les survivants du massacre. Il affirma publiquement qu'on l'avait trompé, que Houssein n'était pas aussi rebelle qu'on le lui avait dit. Il jura que jamais il n'avait ordonné qu'on tue le petit-fils du Prophète et que si lui, Yazid, avait été présent à Karbala, il n'aurait pas permis qu'on lui fasse ce qu'on lui avait fait. Il offrit à Ali Zayn Abidine, à Zaynab, à Kolsoum, à toutes et à tous de leur donner tout ce qu'ils pourraient souhaiter. La seule chose qu'Ali Zayn Abidine et les Gens de la Maison du Prophète demandèrent fut qu'on leur restitue les pauvres biens qu'on leur avait volés. Ils emportèrent avec eux ces reliques, et aussi les tètes des Martyrs. Voyageant de nuit, et accompagnés d'une escorte qui éloignait d'eux tous les importuns, ils revinrent sur le lieu du Sacrifice, dans la plaine de Karbala. Ils enterrèrent les têtes auprès des corps des Martyrs. Des pasteurs nomades avaient vaguement recouvert de sable les cadavres mutilés, et un Compagnon du Saint Prophète, Jaber fils d'Abdallah Ansari, leur avait donné une véritable sépulture. L'Imam Ali Zayn Abidine, et les femmes et les enfants de la Famille du Prophète, regagnèrent ensuite Médine. Ils y arrivèrent le 8 du mois de Rabioul-Awwal de l'an 61 de l'hégire... Médine qu'ils avaient quittée six mois et demi plus tôt, le 28 Rajab de l'an 60, derrière l'Imam Houssein.
|