Shams ed-Din Mohammad TabriziLes maîtres, les voyages
« Dans les légendes, on présente Shams-e Tabrizi comme charismatique, illettré, un derviche tourneur ordinaire ou un derviche errant, et bien sûr doué de pouvoirs stupéfiants, celui dont le nom seul personnifiait l’amour de Mowlavi. » [7] Bien qu’à l’époque, les derviches de Tabriz ou ceux du grand Khorâssân étaient assez souvent analphabètes, l’hypothèse de l’illettrisme de Shams est à réfuter catégoriquement. Soltân Valad, le fils de Mowlavi, le compare à Khezr, le prophète mystique, et Sepahsâlâr le compare aux grands prophètes : « En paroles et en approches, il avait l’humeur de Moïse, et pour le célibat et la retraite, il avait le tempérament de Jésus. » [8] Shams lui-même avoue ses études : « J’étais jurisconsulte (faghih). Je lisais beaucoup le Tanbîh et autres ouvrages similaires. » [9] Il éprouve très tôt, encore enfant dit-on, une expérience mystique, trop lourde pour son âge. Il la laisse peu à peu mûrir et continue son cheminement vers l’élévation. Parmi ses maîtres, nous pouvons citer Shams-e Khoyi et Assadeddin Motekallem. Nous pouvons également trouver les traces d’un certain « vieux vannier » dans la vie de Shams. Il se souvient de lui dans les Maghâlât sous le nom de « Sheikh Aboubakr ». Pourtant, tous ces maîtres ont été incapables d’encadrer durablement l’âme extatique de Shams. A la fin de ces études préparatoires, il décide de quitter sa ville natale : « Je n’ai pas trouvé mon Sheikh. Il existe ; j’étais même parti de ma ville pour le retrouver, je ne l’ai pas trouvé […] Je n’ai pas vu mon Sheikh. » [10] Shams évoque aussi dans les Maghâlât d’autres grandes figures comme Shahâb Hariviyeh, Shahâb al-Din Shohrevardî, Fakhr-e Râzi, Owhedoddin Kermâni et Ibn ’Arabî. Mais on ne peut pas les considérer comme ses maîtres spirituels. Leurs rapports sont limités à une simple communauté de pensée sur tel concept ou alors une rencontre. Rien ne satisfait Shams. Il désire de plus en plus, et voyage de plus en plus. « Ne te satisfais pas d’un jurisconsulte, veuille plus. Plus qu’un soufi. Plus qu’un mystique. Plus que tout ce qui t’arrive. » [11] Le voyage, hautement valorisé, appartient dès l’origine à la tradition soufie. L’homme qui vient de subir une révolution intérieure se met donc en route. Shams considère le voyage et l’éloignement comme efficace et constructif. Il subit les difficultés du voyage et voyage même pour Mowlânâ : « Je prends la peine de voyager, pour votre bien, puisque le voyage mûrit […] Je voyagerai cinquante fois pour votre bien. Mon voyage est à votre bénéfice. » [12] Aflâki présente Shams sous le nom de « Shams-e parandeh (l’oiseau ou celui qui s’envole) », lorsqu’il aborde en témoin la question des nombreux voyages de ce soufi. [13] Cependant, le professeur Movahhed estime que la raison de cette dénomination est liée à la place mystique transcendante de Shams. [14] Lors de ces voyages, Shams réside dans les caravansérails : « Arrivé à chaque endroit, il prenait demeure dans les caravansérails et s’enfermait dans sa chambre. Il n’y avait à l’intérieur qu’une natte. De temps à autre, il tissait. » [15] Il s’exerce à d’autres métiers, tels que celui d’instituteur. Il évoque lui-même son talent d’instituteur dans les Maghâlât. Trois mois lui suffisent pour qu’il puisse faire réciter le Coran à un enfant. En plus de ces deux métiers, instituteur et tisseur, Shams fut maçon dans sa jeunesse : « [Il] allait faire le maçon, incognito, et travaillait jusque tard dans la nuit » [16] Il voyage, il travaille et il vit, mais quelque chose, voire quelqu’un, lui manque. Il implore le Ciel de lui envoyer un wali (un maître soufi, un Juste ou un signe de Dieu sur terre). Sa prière est acceptée, mais il faut qu’il attende le juste moment. Shams, qui se présente comme le disciple de Mohammad, duquel il a été revêtu du manteau du derviche dans un rêve, va finalement en recouvrir l’âme de Mowlavi. Avec Mowlavi
« On m’a envoyé [en me disant] que notre douce créature a été capturée par une rude peuplade. » [17] En prononçant cette phrase, Shams évoque une certaine mission. Qui lui a suggéré cette mission ? Sans le savoir, on peut remonter la piste jusqu’à Ibn ’Arabi. « Le fait est que Shams vivait de temps en temps chez le Sheikh Mohammad [Ibn Arabi] (…). » [18] Loin de trouver la source du message et de s’égarer parmi les hypothèses possibles, suivons le conseil de Shams et voyons l’envers de la feuille, le verso qui est face à Mowlavi. Aux yeux du professeur Zarrinkoub, Mowlavi « éprouvait déjà alors une certaine évolution spirituelle, mais c’était seulement dans ses paroles qu’elle se montrait (superficiellement). » [19] Ce qui est évident, c’est la place élevée qu’avait d’ores et déjà Mowlavi à avant sa rencontre avec Shams. Pour cela, il suffit de voir les titres dont on l’avait gratifié : Djalâl al-Dîn, (majesté de la religion), Khodâvandegâr (seigneur), ou Mowlânâ, qui signifie « notre maître ». Or, tout ce qu’il a rassemblé jusqu’à ce moment n’est que matière, que corps. Il faut lui insuffler de l’âme. Il est pierre et doit sortir David de son ventre… Et Shams vient à son monde, le 29 novembre 1244. [20] C’est Shams qui prend la parole en posant une question. Celle qui ne s’adresse pas à la conscience de Mowlânâ, mais à son inconscience. "Pourquoi Bâyazid Bastâmi dit-il « Gloire à moi", alors que Mohammad dit : « Gloire à toi (Dieu) » ?" Une question simple, qui demande au premier abord une réponse cliché. "Parce que Bâyazid s’est arrêté au milieu du chemin, Mohammad, lui, ne s’est jamais arrêté en chemin, jamais et nulle part." Quant au lecteur, il doit trouver autre chose que l’apparence dans cet échange de bottes. « Durant le premier séjour de Shams auprès de Mowlavi, ils ne se quittèrent pas de six mois, s’isolant dans la chambre de Sheikh Salâheddin pour parler, sans qu’il n’y ait pour eux des questions relatives à la nourriture, à la soif ou aux autres besoins humains. » [21] Shams est venu seulement pour Mowlânâ. « Je ne m’occupe pas, en ce monde, des gens ordinaires, je ne suis pas venu pour eux. Ceux qui sont les guides loyaux du monde ; c’est sur leurs veines que je pose mes doigts. » [22] Shams se retrouve dans Mowlavi, et donc lui parle. Parce qu’il « peut seulement parler à soi, [ou] parler avec celui dans lequel il se voit. » [23] Shams dit : « Celui qui peut réellement prétendre m’avoir fréquenté est celui pour qui les paroles des autres deviennent froides. » [24] Et Mowlânâ le fréquente sans cesse, infatigablement. Il ne voit plus les autres, ni ne les entend. Jusqu’au moment où les jalousies s’enflamment et les plaintes montent au ciel : ses adeptes veulent la présence de leur maître mais ne la trouvent pas. Enfin, c’est la jalousie mêlée de haine des élèves qui oblige Shams à quitter Konya. La première séparation se passe dans l’isolement total de Mowlavi, qui s’est retiré des autres, ne pouvant supporter l’absence de Shams. Jusqu’à ce qu’une lettre vint de Damas et brise son silence amer. Shams est là -bas. La chaleur retourne au foyer de Mowlavi. Il se met au samâ’ et envoie son fils ramener Shams à Konya. Shams est revenu. La rivière recommence à couler, la fontaine à jaillir. C’est une relation mutuelle, quoique l’image que Shams dessine de Mowlavi soit différente de celle de Mowlavi. Cependant, parler de « contradiction » dans l’univers de Shams est incorrect, car "contradiction" signifie "malentendu" du récepteur de son message. Ici, cessons donc de juger et lisons ces deux extraits des Maghâlât : « Ravi est celui qui vient de trouver Mowlânâ. Qui suis-je ? On m’a laissé entrer. » [25] « Ce Mowlânâ est le clair de lune. Il n’arrive pas au soleil de mon existence, peut-être qu’il arrive à la lune […] et cette lune n’arrive pas au soleil, sauf si le soleil n’arrive à la lune. Les regards ne peuvent l’atteindre, cependant qu’Il saisit tous les regards" [26]. [27] La chaleur de la présence de Shams réchauffe Mowlavi. Ils sont toujours ensemble et encore une fois, les jaloux et les ennemis ne vont pas supporter cette amitié. Presque trois ans ont passé depuis la rencontre foudroyante des deux hommes. Pendant ces années, Mowlavi, à chaque pas, a pris de plus en plus de distances avec ce qu’il était, avec ce « digne homme pieux » qu’il avait longtemps été. Maintenant, Shams peut désormais le laisser seul pour que la lune qu’il est, accomplisse son évolution vers le soleil. « Cette fois, je pars et personne ne saura où je suis. » [28] L’abandon et la mort
« Un jeudi de l’année 645 de l’Hégire (1247) » [29] Mowlânâ trouve la maison vide de la présence de Shams. Shams vient de quitter Mowlavi, cette fois pour toujours. Quoique ce dernier ait mis longtemps à comprendre que cette fois, la séparation serait définitive, il finit pourtant par abandonner ses recherches. D’après l’hypothèse du professeur Badiozzamân Forouzânfar, les voyages de Mowlânâ à la recherche de Shams durèrent deux ans, de 1247 à 1249. [30] Avant de rencontrer Mowlânâ, Shams n’était déjà pas sur la carte consciente du monde. Et cette fois, en se séparant de Mowlavi, il efface également sa trace de la carte géographique du monde. Il n’existe donc plus de détails exacts sur le destin de Shams après son départ de Konya. Les chercheurs ont des avis variés. GÙlpinarli, l’un des grands chercheurs turcs dans ce domaine, estime que Shams a été assassiné. Annemarie Schimmel, choisit elle aussi cette hypothèse et penche avec GÙlpinarli pour un martyre. Cependant, les chercheurs iraniens réfutent pour la plupart cette éventualité et confirment plutôt l’absence volontaire de Shams. Parmi ceux-là , nous pouvons citer les professeurs Forouzânfar ou Movahhed. Les partisans de la première hypothèse estiment donc que c’est bien à Konya que Shams est mort et enterré. Le second groupe, se basant sur les recherches du professeur Mohammad Amin Riyâhi [31], pense que Shams, après sa séparation d’avec Mowlavi, prenant la route de sa ville natale, meurt au milieu du chemin et fut enterré à Khoy. La date et les caractéristiques d’un tombeau attribué à ce dernier depuis plusieurs siècles dans le vieux cimetière de cette ville semblent corroborer la seconde hypothèse. En 2010, un groupe venant de Turquie et tenant de la seconde hypothèse a rendu hommage à Shams en versant quelques poignées de terre du tombeau de Mowlawi au pied de cette ancienne tombe.
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