Shams ed-Din Mohammad Tabrizi



A la lueur de Shams

« Celui qui nous voit est soit le plus musulman des musulmans, soit le plus athée des athées Â» [32]. Cette parole de Shams, semblable à un aveu, ouvre devant nous sa vraie vision du monde. Autrement dit, le monde de Shams, étant un univers absolument lumineux, peut seulement provoquer l’aveuglement total ou la clairvoyance parfaite.

On ne peut pas l’étudier, lui et son enseignement, comme on le fait avec les prophètes ou les grands maîtres afin d’y extraire des recettes de dogmes et de rites pour la vie. Son univers est un univers polysémique qui gêne celui qui cherche des données homophones. Tout devient un voile empêchant de retrouver le sens du monde : « La raison mène jusqu’à la porte, mais elle n’emmène pas à la maison. Là-bas, la raison est un voile, le cÅ“ur même et la tête aussi. Â» [33] Le professeur Movahhed, dressant l’index thématique des Maghâlât, a essayé de classifier les idées de Shams en cinq sous-parties, sous le titre de « Parcelles des leçons de Shams-e Tabrizi Â» : le maître et la voie, la prophétie, les voiles de vérité, la science [34] et la philosophie, les devoirs religieux.

Il est impossible de traiter toute l’ampleur de cette Å“uvre ici. Essayons donc de nous rapprocher d’un seul pas du seuil de son univers en proposant cette phrase : "Etre joyeux dans une quête perpétuelle de soi." Shams est joyeux et nous invite à l’être : « Transformer ce verger-monde en prison du soi ?! Â» [35] Pour lui, la vie est une allégresse perpétuelle et totale. Il se compare dans les Maghâlât à une rivière chantante et heureuse qui coule sans tarir. « Je m’étonne de ce hadith qui dit que le monde est la prison de croyant. Puisque je ne vois aucune prison, je vois tout plaisir, je vois tout grandeur, je vois tout fortune. Â» [36]

Ainsi, il parle d’une joie extrême qui est le résultat d’une flamme intérieure. Une allégresse qui est différente des joies ordinaires. « Il y a à l’intérieur de moi une bonne nouvelle. Les gens qui sont joyeux sans elle, m’étonnent. Si on les coiffe chacun d’une couronne d’or, il faut qu’ils se demandent insatisfaits : qu’est-ce qu’on va faire avec cela ? Il nous faut le salut intérieur. Â» [37] C’est avec ce monde lumineux et à travers cette vision optimiste qu’il nous conduit vers un regard profond porté sur l’homme et sur ses capacités. Shams reproche aux hommes de viser les vérités absolues, aux dépens de l’enquête, de la quête de l’essentiel, de la vraie essence. Il propose aux hommes d’abolir leur polyphonie et polychromie, au lieu de tenter de prouver l’unicité de Dieu :

« Quelqu’un a dit : Dieu est unique. Je lui ai répondu : Et maintenant est-ce que cela te regarde ? Puisque tu es au monde des contradictoires, tu es cent milliards corpuscules, chaque corpuscule étendu aux mondes, déçu, déprimé. Il existe, Il est Existence préexistante. Â» [38]

Dans ce monde, la place de l’homme est primordiale. « Savoir l’âge de l’univers t’aide à quoi ? […] Cet âge qui te reste, dépense-le pour la quête de soi, pourquoi en dépenses-tu pour trouver l’âge du monde ? […] Ô idiot ! Tu es profond. S’il existe quelque chose de profond, c’est bien toi. Â» [39] Ainsi, Shams nous propose de porter un regard neuf sur l’homme et ses valeurs, ainsi que d’atteindre un état de perfection et d’union avec l’origine du monde. C’est après cette union que tout l’univers nous suit. « Au début, c’était le poisson qui allait vers l’eau. Maintenant, l’eau va partout où le poisson va. Â» [40] Shams considère l’homme dans son humanité, son pouvoir et sa faiblesse. L’homme de Shams n’est pas l’homme abstrait d’un idéal homogène. Il considère l’évolution de l’homme comme un va-et-vient perpétuel, sans que l’on veuille s’arrêter ou être satisfait. « Auprès de nous, personne ne peut être musulman pour toujours. Il devient musulman, puis athée, et encore musulman, et à chaque fois quelque chose sort de lui, jusqu’au moment où il devient complet. Â»  [41] Et c’est le même chemin que Mowlavi a parcouru pour arriver au soleil et guider l’eau.

L’œuvre de Shams et les ouvrages à son propos

« Je suis comme le calligraphe qui écrit de trois façons, l’une lisible pour lui et pour autrui, la seconde lisible seulement pour lui et la troisième ni pour lui ni pour personne, en parlant, ni moi ni personne ne me comprend. Â» [42] La parole de Shams est à la fois touchante et intangible. Etait-ce parce que Shams était pragmatique ? Nul ne le sait. Shams dit lui-même : « Je n’étais jamais habitué à écrire. Quand je n’écris pas, la parole demeure en moi et me dévoile différemment à chaque instant. Â» [43]

L’enthousiasme de Shams ne lui laissait pas le temps d’écrire ou de rassembler ses paroles. C’étaient les disciples de Mowlavi qui les écrivaient. Pour ce qui est de les rassembler, les Maghâlât, sa seule œuvre connue, ont été compilés en un ensemble il y a à peine quelques décennies. Bien que la biographie intégrale de Shams ne soit pas mentionnée dans cet ouvrage, il demeure néanmoins une précieuse source de renseignements sur le mystérieux personnage de son auteur.

De nombreux autres renseignements sont également disponibles dans les ouvrages littéraires, historiques ou soufis de l’époque et des siècles suivants. De plus, l’une des plus riches sources d’informations sur Shams et son œuvre demeure l’œuvre monumentale de Mowlavi lui-même. On peut citer, après cette œuvre, quelques ouvrages tels que le Ebtedâ-Nâmeh ou Valad-Nâmeh de Soltân Valad, le fils et successeur de Mowlavi. Ensuite, il y a le Resâleh-ye Fereydoun-e Sepahsâlâr, traité rédigé par l’un des élèves de Mowlavi et son fils. Et en dernier lieu, il y a l’hagiographie d’Aflâki, le Manâgheb al-’Arefin (Les stations des gnostiques). Celui-ci est mort 87 ans après Mowlavi. Parmi ces trois livres, le dernier est plus détaillé et donc truffé d’événements extraordinaires et incroyables.

Parmi les chercheurs contemporains et modernes, les premiers à s’intéresser avec "méthode" aux Maghâlât sont les chercheurs Gِlpinarli, Ritter et Forouzânfar. Ils sont les premiers à souligner l’importance de cet ouvrage parmi les Å“uvres mystiques islamiques. Forouzânfar place les Maghâlât parmi les trésors de la langue persane et recommande l’attention sérieuse des chercheurs à venir. [44] Après lui, on peut invoquer d’autres grands noms comme ceux des professeurs Jalâleddin Homâyi - son travail comprenant entre autres la correction et l’édition du Valad-Nâmeh en 1315/1934 -, Abolghâssem Anjavi-e Shirâzi, auteur du Maktab-e Shams (L’école de Shams) publié en 1337/1948, Nâssereddin Sâheb-Zamâni, auteur de Khatt-e Sevvom (La troisième écriture) publié en 1351/1972), et le plus important bien sûr, Mohammad-’Ali Movahhed. Ce dernier, se basant sur six versions du texte, a corrigé et publié les Maghâlât en 1369/1990. Il a aussi publié une biographie de Shams, sobrement intitulée Shams-e Tabrizi en 1996, ainsi qu’une nouvelle édition corrigée du Valad-Nâmeh en 2009. Il y aurait d’autres noms à citer, d’autant plus que l’œuvre de Shams reste à découvrir.



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