La taqwâ, ou l’esprit de la religion et la piété selon le CoranLa taqwâ comme source de clairvoyance et condition de toute pensée juste
La taqwâ a également un rôle essentiel dans le domaine de la connaissance. Si elle ne peut produire en elle-même un système de pensée particulier, elle n’en est pas moins la condition de son apparition. L’un des objectifs de l’homme est, comme nous l’avons vu, d’établir une harmonie entre les différents instincts, sentiments et capacités qui composent son être sans que l’un domine l’autre et empêche le perfectionnement de son âme. Si au contraire un être jouit à l’excès de l’un des aspects de son existence, comme le plaisir gustatif ou sexuel par exemple, il prendra une importance démesurée et sa pensée aura tendance à considérer la réalité au travers de ce prisme – comme c’est notamment le cas du freudisme avec le concept de "sublimation" qui réduit les plus hautes dimensions de l’activité humaine à des pulsions sexuelles refoulées. Face à cela, en ce qu’elle permet la réalisation d’un tel équilibre, la taqwâ est considérée par le Coran comme la condition d’une vision juste et mesurée de la réalité, exempte de l’emprise des instincts et chimères qui tendent à la réduire à leur sphère limitée : "O vous qui croyez ! Si vous craignez Dieu, Il vous accordera la faculté de discernement." (8:29) ; "Faites preuve de taqwâ envers Moi, ô doués d’intelligence !" La perspicacité ne concerne ici pas seulement la connaissance spéculative, mais aussi l’ensemble des comportements concernant les aspects pratiques de l’existence : "Ceux qui font preuve de taqwâ, lorsqu’une suggestion du Diable les touche se rappellent [du châtiment de Dieu] : et les voilà devenus clairvoyants." (7:201). Elle souligne également que le discernement est un don divin qui dépend du degré de taqwâ du croyant dans la voie qu’il a choisie. La taqwâ permet ultimement d’être plus conscient de ses défauts, plus sensible aux autres et aux beautés spirituelles du monde… tandis que son absence empêche la perception de la vérité au-delà de l’apparence des choses : "Ils ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas." (7:179). Les différents degrés de la taqwâ
Comme nous l’avons évoqué, la taqwâ est issue de la croyance en l’Au-delà et de l’existence d’un jour durant lequel l’ensemble des actes du croyant seront jugés et déterminera sa demeure éternelle. Si la majorité des croyants agit conformément aux prescriptions religieuses et fait preuve de taqwâ par espoir d’une rétribution ou crainte d’une punition, le Coran fait également référence à un état spirituel plus élevé : celui où l’homme n’agit pas pour lui-même (garantir sa propre félicité au Paradis ou être sauvé de l’Enfer), mais uniquement pour Dieu et l’obtention de Sa satisfaction [17] : "Aux croyants et aux croyantes, Dieu a promis des Jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, pour qu’ils y demeurent éternellement, et des demeures excellentes, aux jardins d’Eden [du séjour permanent]. Et la satisfaction (ridwân) de Dieu est plus grande encore, et c’est là l’énorme succès." (9:72). Ici, la motivation de l’adoration n’est ni la peur ni l’espoir, mais prend sa source dans une connaissance de Dieu qui détient "les noms les plus beaux" (7:180) et qui a "qui a bien fait (ahsana) tout ce qu’Il a créé" (32:7). La connaissance de ces perfections et de la beauté divine – dont l’ensemble du monde est une manifestation - est à la base d’une adoration fondée sur l’amour et la recherche de la satisfaction de l’Aimé : c’est dans ce sens que nous pouvons comprendre cette parole de l’Imâm Sâdeq : "La religion est-elle autre chose que l’amour ? (hal al-din illa al-hobb ?)" [18], faisant écho au verset "Si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi et Dieu vous aimera" (3:31). Seul l’amour permet d’atteindre le sens profond de l’unicité divine (tawhid). A l’inverse, le fait d’adorer Dieu "en vue de", c’est-à -dire par espoir d’obtenir le Paradis ou par peur de l’Enfer, implique en réalité une sorte d’associationnisme (shirk), car la personne qui adore Dieu par peur ou espoir a en réalité recours à Dieu en tant que moyen d’obtenir autre chose : le but de l’adoration n’est pas Dieu, mais la personne elle-même. Ainsi, selon l’Imâm Sâdeq, « certains serviteurs sont de trois sortes : des gens qui servent Dieu par crainte [d’un châtiment] - c’est là servir en esclaves ; des gens qui servent Dieu par convoitise [d’une rétribution] - c’est là servir en salariés ; et des gens qui servent Dieu par amour - c’est là servir en hommes libres". [19] Les hommes libres sont animés d’une clairvoyance et d’un amour qui les conduit à voir l’ensemble des aspects du monde comme autant de manifestations de l’Aimé, et à les aimer en tant que manifestations de Sa volonté. Dès lors, toute peur disparaît : "En vérité, les bien-aimés de Dieu seront à l’abri de toute crainte, et ils ne seront point affligés, ceux qui croient et qui font preuve de taqwâ envers [Dieu]" (10:62-63). A ce stade, la taqwâ atteint un tel degré que le croyant ne se contente plus d’éviter les péchés – petits ou grands -, mais tout son être devient immergé dans le rappel (zhikr) de Dieu tandis que l’ensemble de ses actes n’est plus qu’un élan unique visant à obtenir Sa satisfaction. [20] La taqwâ, source de liens indéfectibles dans ce monde et dans l’Au-delÃ
Plusieurs versets du Coran font référence au fait que, au Jour de la résurrection, la majorité des amitiés et liens apparents unissant les hommes disparaîtront. Cependant, un verset évoque une exception : "Les amis, ce jour-là , seront ennemis les uns des autres ; excepté les mottaqin." (43:67). Cela s’explique par le fait que l’amitié des mottaqin n’est pas fondée sur l’atteinte d’intérêts matériels ou une jouissance des plaisirs de ce monde, mais sur une même quête de Dieu et la recherche de Sa satisfaction. Or, seule cette dimension est teintée d’éternité et subsistera dans l’autre monde, alors que tous les intérêts et plaisirs liés à ce monde auront cessé d’exister, et donc avec eux les amitiés qu’ils avaient suscitées.21 Conclusion
Loin d’être une limitation de l’homme et de l’enfermer dans le strict respect de règles particulières, la taqwâ est au contraire l’instrument de sa préservation mais aussi de sa libération : du statut d’esclave de ses passions, il accède à celui d’un être maître de lui-même qui emploie l’ensemble des aspects de son être dans la voie de son perfectionnement. Une limitation est ce qui prive l’homme d’une grâce : nous voyons ici qu’au contraire, la taqwâ est justement ce qui favorise de multiples dons et permet à l’homme d’accéder à la félicité : "Et quiconque fait preuve de taqwâ envers Dieu, il lui donnera une issue favorable, et lui accordera Ses dons par [des moyens] sur lesquels il ne comptait pas." (65:2-3). Loin d’avoir seulement une dimension négative d’abstention, la taqwâ doit au contraire accompagner le croyant dans l’ensemble des aspects de sa vie et se muer en une force libératrice. L’invitation à la taqwâ distillée tout au long du Coran n’est autre qu’une invitation à actualiser et perfectionner sa propre vérité profonde, c’est-à -dire la nature divine originelle (fitra) selon laquelle l’homme a été créé. La taqwâ peut également être considérée comme l’esprit même de la foi étant à la source de toute véritable réforme de soi-même et de la société. A travers l’appel incessant à la taqwâ, le Coran vise donc à faire prendre conscience à l’homme combien sont vains ses efforts en vue d’acquérir honorabilité et distinction au travers des biens matériels, de sa beauté, de ses ascendance familiales… – car seule la taqwâ élève réellement l’homme et lui permet d’arriver à sa félicité : "Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est celui parmi vous qui fait le plus preuve de taqwâ (atqakum)."(49:13). C’est par elle que l’homme est sauvé et atteint son but, et à ce titre, elle est véritablement "la meilleure provision" (2:197) dans cette vie et dans l’Au-delà . Bibliographie :
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