L’amour de Dieu dans le Coran



Aime-t-on Dieu de façon métaphorique ou réelle ?

Comme le montrent les versets cités plus haut, le Coran parle explicitement de l’existence d’un amour entre l’homme et Dieu. Si la question de l’amour de Dieu envers l’homme est aisément justifiable [9], celle de l’amour de l’homme envers Dieu semble plus problématique : peut-on aimer "quelqu’un" que l’on n’a jamais vu ? Aimer Dieu doit-il s’entendre dans le même sens que le fait d’aimer une personne ou une réalité de ce monde ? D’aucuns ont affirmé que l’amour ne pouvait avoir pour véritable objet que des choses matérielles, et que les versets évoquant l’amour envers Dieu devaient se comprendre dans un sens métaphorique (majâzi), comme signifiant par exemple le fait de Lui obéir, de suivre Ses commandements… Une telle supposition est cependant réfutée par ce verset : "Parmi les hommes, il en est qui prennent, en dehors de Dieu, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Dieu. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu." [10] (2:165). Il est ici évoqué que l’amour envers Dieu est susceptible d’être plus ou moins intense [11], et qu’il est plus fort chez les croyants que chez les associationnistes. Si "amour" devait ici s’entendre dans le sens d’ "obéissance", ce verset signifierait que les adorateurs d’idoles obéissent à Dieu, mais que les croyants le font de manière plus intense, ce qui n’a bien évidemment aucun sens – l’obéissance à Dieu, même de façon faible, ne s’accordant pas avec l’associationnisme.

De manière générale, nous parlons d’amour à propos de choses très différentes : amour d’une personne, mais aussi amour de l’argent, de la connaissance, de la célébrité, de la nourriture… Cependant, que l’amour ait pour objet l’argent ou une personne, il conserve le même sens (celui d’une attirance, d’un lien entre deux réalités qui entraîne une action) ; seul son objet et son intensité diffèrent. Le mot "amour" est donc un synonyme, qu’il soit employé concernant de la nourriture ou… Dieu. Ainsi, dans le verset "Si vos pères, vos enfants, vos frères, vos épouses, vos clans, les biens que vous gagnez […] vous sont plus chers [plus aimés, ahabba ilaykum] que Dieu, Son messager et la lutte dans le sentier de Dieu, alors attendez que Dieu fasse venir Son ordre." (9:24), le mot amour est employé à la fois concernant les biens, les enfants… et Dieu comme faisant référence à une même réalité, soulignant ainsi que l’amour envers le Créateur doit bien s’entendre dans le sens premier du terme, et non de façon métaphorique. [12]

Amour de soi et amour de Dieu

Un problème semble néanmoins se profiler : si l’amour n’est que, comme nous l’avons défini plus haut, l’amour de sa propre perfection, ne se limite-t-il pas alors à un simple sentiment égoïste ? Dans ce contexte, l’amour de Dieu peut-il encore avoir un sens ? L’anthropologie islamique nous fournit une réponse à la fois simple et complexe : l’amour de soi et de sa propre perfection n’est autre que l’amour de Dieu. En effet, selon le Coran, Dieu a conféré à l’homme une nature originelle divine (fitrat) le conduisant naturellement à aimer et à rechercher la beauté, la perfection… dont la plus haute et parfaite manifestation n’est autre que Dieu. Toute recherche de perfection, même réalisée par un athée, est en réalité une recherche inconsciente de Dieu. Selon cette vision, tous les gens cherchent Dieu, mais la majorité se trompe d’objet, partant à la quête de l’aimé dans ce monde des plaisirs éphémères. Leur nature ne se satisfaisant ni du matériel, ni de l’imparfait limité, ils sont donc voués à être de permanents insatisfaits, passant d’une passion à l’autre. Sur la base de cette vision de l’homme, aimer un être que l’on a jamais vu devient possible et même inévitable, car cet amour de la perfection illimitée fait partie de la nature même de l’homme.

Le monde comme "signe" et moyen de susciter l’amour de Dieu dans le cœur du croyant

Si l’amour a différents objets, il a également de multiples sources : il peut être suscité par l’imagination, les sentiments, l’intellect… Comme nous l’avons évoqué, selon la vision coranique, l’amour de Dieu et de la foi est inscrit dans la nature la plus intime de l’homme. Néanmoins, cet amour se doit d’être alimenté par une réflexion constante sur les différents aspects de la création, sous peine d’oublier le véritable objet de l’amour et de le reporter vers des choses éphémères de ce monde. Le Coran invite donc constamment le croyant à sortir de son inattention (ghaflat) et à réfléchir aux différents signes (ayât) de l’amour de Dieu présents dans le monde. [13]

L’une des dimensions centrales du Coran est de faire prendre conscience à l’homme que Dieu a créé le monde sur la base de l’amour, et que chacun de ses aspects est une grâce au service de son bien-être matériel et spirituel : "C’est Lui qui a créé pour vous tout ce qui est sur la terre." (2:29) ; "C’est Lui qui a créé les cieux et la terre et qui, du ciel, a fait descendre l’eau grâce à laquelle Il a produit des fruits pour vous nourrir. Il a soumis à votre service les vaisseaux qui, par Son ordre, voguent sur la mer. Et Il a soumis à votre service les rivières." (14:32) ; "C’est Lui qui vous a fait la terre pour lit, et le ciel pour toit ; qui précipite la pluie du ciel et par elle fait surgir toutes sortes de fruits pour vous nourrir" (2:22). Les sourates Le Tout-Miséricordieux (Al-Rahmân) et Les abeilles (Al-nahl) s’emploient ainsi à rappeler certains de ces bienfaits (voir encadré) en insistant sur leur origine divine, afin que l’homme développe un lien d’amour avec cette source de miséricorde infinie. Il apparaît clairement que, contrairement à la majorité des amours terrestres, il n’existe pas ici de contradiction entre amour et raison : bien au contraire, la réflexion permet ici de faire naître un amour basé non pas sur des sentiments éphémères, mais sur le socle solide de l’intellect : "Voilà bien là des preuves pour des gens qui raisonnent." (16:12).

Les bienfaits de Dieu – selon la sourate Les abeilles (Al-nahl)

"C’est Lui qui, du ciel, a fait descendre de l’eau qui vous sert de boisson et grâce à laquelle poussent des plantes dont vous nourrissez vos troupeaux. D’elle, Il fait pousser pour vous les cultures, les oliviers, les palmiers, les vignes, et aussi toutes sortes de fruits. Voilà bien là une preuve pour des gens qui réfléchissent. Pour vous, Il a assujetti la nuit et le jour, le soleil et la lune. Et à Son ordre sont assujetties les étoiles. Voilà bien là des preuves pour des gens qui raisonnent. Ce qu’Il a créé pour vous sur la terre a des couleurs diverses. Voilà bien là une preuve pour des gens qui se rappellent. Et c’est Lui qui a assujetti la mer afin que vous en mangiez une chair fraîche, et que vous en retiriez des parures que vous portez. Et tu vois les bateaux fendre la mer avec bruit, pour que vous partiez en quête de Sa grâce et afin que vous soyez reconnaissants. Et Il a implanté des montagnes immobiles dans la terre afin qu’elle ne branle pas en vous emportant avec elle de même que des rivières et des sentiers, pour que vous vous guidiez, ainsi que des points de repère. Et au moyen des étoiles [les gens] se guident. Celui qui créé est-il semblable à celui qui ne créé rien ? Ne vous souvenez-vous pas ? Et si vous comptez les bienfaits de Dieu, vous ne saurez pas les dénombrer. Car Dieu est Pardonneur, et Miséricordieux." (16:10-18)

"Dieu vous a fait de vos maisons une habitation, tout comme Il vous a procuré des maisons faites de peaux de bêtes que vous trouvez légères, le jour où vous vous déplacez et le jour où vous campez. De leur laine, de leur poil et de leur crin [Il vous a procuré] des effets et des objets dont vous jouissez pour un certain délai. Et de ce qu’Il a créé, Dieu vous a procuré des ombres. Et Il vous a procuré des abris dans les montagnes. Et Il vous a procuré des vêtements qui vous protègent de la chaleur, ainsi que des vêtements [cuirasses, armures] qui vous protègent de votre propre violence. C’est ainsi que Dieu parachève sur vous Son bienfait." (16:80-81) [14]

L’amour du prophète Mohammad et l’amour de Dieu

Chaque aspect de la création pouvant être considéré comme un "pont" entre Dieu et l’homme, Dieu a également fait de Ses prophètes un moyen de L’aimer et de susciter Son amour : "Dis : “Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés." (3:31). Comment comprendre le fait que l’amour pour Dieu et pour un prophète – ici, le prophète Mohammad - soient deux réalités inséparables ? L’amour pour une personne implique de suivre et de se conformer à ses souhaits. Etant donné que la personne du Prophète est à la fois la manifestation de l’obéissance absolue à Dieu et de Ses perfections, l’aimer et le suivre équivaut à aimer Dieu. [15] La philosophie de l’Imâmat dans le chiisme s’insère dans cette même optique : aimer un Imâm, qui manifeste à l’homme la plus haute réalisation humaine des perfections divines et du sens profond de la religion, signifie en réalité aimer Dieu qui en est la source. Loin d’être de l’idolâtrie ou de l’associationnisme, l’amour voué à un prophète ou à un "saint homme" est le meilleur moyen de se rapprocher de Dieu, à condition de ne pas considérer cette personne comme une réalité indépendante mais comme un signe (ayat) et une manifestation (mazhar) du Créateur.

L’amour et le désaveu : une réalité à double face

Cette notion de Dieu-amour présentée ici ne reprend-elle pas à l’identique celle développée par le christianisme ? Cette question, dont la réponse est négative, nous permet d’aborder la spécificité du concept de l’amour dans l’islam, et par là, ce qui distingue fondamentalement cette religion du christianisme. Dans un premier temps, nous pouvons remarquer que plusieurs versets évoquent ce que Dieu aime, mais aussi ce qu’Il n’aime pas, soulignant ainsi que l’amour n’est pas une réalité tout-englobante et inconditionnée : "Dieu n’aime pas les infidèles" (3:32), "Dieu n’aime pas les injustes" (3:57), "Il n’aime pas les gaspilleurs" (6:141), "Dieu n’aime pas les traîtres" (8:58).

L’une des particularités de l’amour tel que l’envisage l’islam est qu’il a non seulement une dimension positive d’attraction envers l’être aimé, mais également négative de rejet de ce qui s’oppose ouvertement à lui. L’amour au sens vrai s’inscrit donc dans une double dynamique : l’amour de l’aimé et de toute chose qui lui est liée, et le désaveu de ce qui va à son encontre. Tout véritable "amour de" présuppose donc un "non-amour de". L’importance capitale de cette dimension est résumée dans un verset à propos d’Abraham qui, après s’être efforcé d’inviter par tous les moyens son peuple à n’adorer qu’un Dieu unique, choisi de les désavouer et de s’éloigner d’eux : "Certes, vous avez eu un bel exemple [à suivre] en Abraham et en ceux qui étaient avec lui, quand ils dirent à leur peuple : “Nous vous désavouons, vous et ce que vous adorez en dehors de Dieu. Nous vous renions." (60:4) Dans le vocabulaire de l’islam, cette dimension est exprimée par les notions de tavalli et de tabarri, désignant respectivement l’amitié envers toute personne aimant Dieu, et de désaveu de toute personne Le rejetant. La fameuse expression lâ ilah illa Allah ("Pas de dieu hormis Dieu") qui constitue le cÅ“ur de la profession de foi musulmane exprime la même idée selon laquelle il faut d’abord rejeter toute adoration de ce qui est autre que Dieu pour pouvoir l’adorer en toute sincérité. Cette conception de l’amour est distillée tout au long du Coran, dans des versets comme "Quiconque mécroit au tâghût [16] et croit en Dieu saisit l’anse la plus solide." (2:256). Le même message est ici clairement réaffirmé : il faut d’abord rejeter le tâghût, c’est-à-dire l’idole et tout ce qui éloigne de Dieu, pour affirmer une foi véritable et se rapprocher de Lui – tout comme il faut parfois faire le vide de ses préjugés pour réellement comprendre une idée, ou encore laver sa maison de toute impureté pour recevoir un invité important comme il se doit.



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