L’amour de Dieu dans le Coran



En résumé, croire sincèrement en Dieu implique au préalable de désavouer tout ce qui éloigne de Lui. Un simple retour sur soi peut permettre de mieux comprendre cette logique : un amour profond pour une personne peut-il s’accorder avec l’amitié avec ceux qui lui vouent de la haine et souhaitent sa disparition ? Cette idée a largement été reprise par la poésie persane, notamment Hâfez :

ز فکر تفرقه باز آی تا شوی مجموع

به حکم آنکه چو شد اهرمن سروش آمد

Reviens de ta dissipation, tu deviendras recueilli,

Attendu que quand le diable s’en va, l’ange vient [17]

Il faut d’abord chasser l’éparpillement du cÅ“ur pour atteindre un état de foi sincère : tant que le diable (ahrimân) ne part pas, l’ange (surûsh) ne pourra venir. [18]

Il faut ici préciser qu’il ne s’agit en aucun cas de rejeter et de faire preuve de haine envers une personne d’une autre confession ou même athée : le principe de base de l’islam reste avant tout le respect mutuel. Le désaveu ne touche que ceux qui s’opposent ouvertement à la religion et la combattent : "Dieu ne vous défend pas d’être bienfaisants et équitables envers ceux qui ne vous ont pas combattus pour la religion et ne vous ont pas chassés de vos demeures. Car Dieu aime les équitables. Dieu vous défend seulement de prendre pour alliés ceux qui vous ont combattus pour la religion, chassés de vos demeures et ont aidé à votre expulsion. Et ceux qui les prennent pour alliés sont les injustes." (60:8-9)

Le concept d’amour en islam est donc bien plus complexe que ce qu’il apparaît en premier lieu : il est une réalité rationnelle régie par certaines règles que l’on ne peut saisir uniquement au travers de simples sentiments, mais seulement à l’issue d’une réflexion sur Dieu et le but profond de la création. Concernant l’amour de l’homme envers Dieu, un croyant qui aime une personne injuste qui corrompt les âmes et les plonge dans l’incroyance, n’a-t-il pas renié Celui qu’il aime ? Concernant l’amour de Dieu envers l’homme, si Dieu aime tous les êtres quoi qu’ils fassent, l’amour a-t-il encore un sens ? L’idée d’un amour inconditionné va à l’encontre du principe de justice divine selon lequel tout être doit être rétribué selon ses propres efforts et actes. Si, par compassion et amour, un professeur donne 20/20 à tous ses élèves, qu’ils aient étudié ou pas, qu’ils aient été présents à l’examen ou pas, la justice et l’amour même ne sont-ils pas vidés de leur contenu ? Si le Dieu de l’islam est avant tout un Dieu de miséricorde, les attributs de colère et de punition sont considérés comme étant indissociables de cette même miséricorde. Un père qui ne donne que des sucreries à son enfant et ne lui dit que des choses agréables l’aime-t-il vraiment ? N’est-ce pas parfois en le punissant et en l’éprouvant qu’il lui manifeste véritablement son amour et lui permet de devenir véritablement "homme" ? Cet équilibre est également le garant de la liberté de l’homme et du sens des actes : si Dieu aime indifféremment les hommes sans condition, que devient le sens de la religion, de leurs actes, de leur vie ?

Dans ce sens, la sourate 55 du Coran, qui est une longue évocation des bienfaits et grâces prodigués par Dieu aux hommes, cite également l’enfer : "Voilà l’enfer que les criminels traitaient de mensonge. Lequel donc des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ?" (55:43 et 45). Une approche sentimentaliste et à l’horizon limité pourra s’en offenser, cependant, si nous nous autorisons un minimum de réflexion et considérons l’ensemble de la création qui doit concilier amour et justice, ou encore miséricorde et équité, le sens en deviendra clair : l’existence du paradis et de l’enfer, comme conséquence de la rétribution des actes selon ce que chacun mérite, est l’un des signes de la dimension sage et juste du système de la création, et donc de l’amour divin. Sans enfer, le paradis n’aurait plus aucun sens ; tout comme si le printemps régnait toute l’année, le concept même de printemps disparaîtrait. La profondeur de l’amour divin ne peut donc être appréhendée au travers d’une vision unidimensionnelle des choses, mais ne peut se comprendre qu’en s’efforçant de prendre en compte l’ensemble des dimensions du système de la création.

Religion, amour et contrainte

Cette vision nous permet de répondre au reproche souvent adressé à l’islam d’être une religion de la "contrainte", chargée d’interdits qui viendraient étouffer la liberté de la personne. Vécu de l’intérieur et sur la base d’une relation d’amour envers un être parfait qui connait parfaitement les besoins de l’homme, ce que l’on qualifie de "contrainte" se transforme en la condition même de la réalisation personnelle. D’un regard extérieur, aimer quelqu’un impose un grand nombre de limitations : être disponible pour la personne, prendre soin d’elle, se conformer à ses souhaits… Néanmoins, pour la personne amoureuse, ces limitations sont la condition même de son propre bonheur. Il en va de même pour ce qui est souvent perçu de façon erronée comme des "contraintes" religieuses : si le croyant a la certitude que son Créateur l’aime et que la loi qu’Il a édictée est la condition de son propre perfectionnement, le fait de prier, de jeûner, de s’abstenir de faire tel ou tel acte sera la condition même de sa liberté. Par conséquent, l’infrastructure même de la shari’at repose sur l’amour, tandis qu’obéir à ses différents aspects est la voie par excellence permettant de parvenir à l’aimé : "Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi, Dieu vous aimera" (3:31). [19]



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