LE SHIITE NE DOIT ...par la double "dimension" de la Haqiqat mohammadiya;, on voit comment se noue primordialement le lien entre zahir; et batin;. par la fonction des figures théophaniques, on comprend pourquoi tant d’auteurs shi‘ites ont répété que sans l’Imam le tawhid; était impossible (cf. la triple shahadat; décrite ci-dessus). La déité en soi, étant inconnaissable, ne peut recevoir ni nom ni attribut sans que sa transcendance soit violée. C’est pourquoi, en de nombreux hadith;, les Imams ont répété: "C’est Nous qui sommes les Noms, les Attributs... la Face de Dieu, la Main de Dieu, etc." Rapporter à la déité en soi ces noms et attributs, c’est faire de l’anthropomorphisme (tashbih;); se contenter de les lui dénier ou de les allégoriser, c’est tomber dans l’agnosticisme (ta‘til;). L’imamologie est la voie royale qui préserve de l’un et l’autre abîme et qui eo ipso; résout la question des prétendus anthropomorphismes du Qoran. Cette fonction théophanique de l’imamologie fait remplir à celle-ci en théologie shi‘ite un rôle homologue à celui de la christologie en théologie chrétienne, mais toujours avec une préférence pour les solutions rejetées par les conciles de l’église; le rapport entre le lahut; (divin) et le nasut; (humain) de l’Imam est beaucoup plus proche des christologies de type gnostique. Les cycles de l’histoire sacrée et la parousie du XIIe Imam Les deux "dimensions", exotérique et ésotérique, de la Haqiqat mohammadiya; correspondent aux deux mouvements, descente (nozul;) et remontée (so‘ud;), de la Lumière mohammadienne (Nur mohammadi;). La descente de cette Lumière en ce monde, c’est essentiellement la mission exotérique des prophètes aboutissant à la mission terminale et récapitulative de Mohammad, le "Sceau des prophètes". Le mouvement de remontée est essentiellement opéré par le ta’wil;, l’herméneutique des textes prophétiques dont le ministère incombe aux Imams (le mot ta’wil; veut dire "reconduire quelque chose à son origine"). La Haqiqat mohammadiya; est ainsi finalement la clef de la hiéro-histoire, assurant son axe d’orientation à la conscience religieuse fondée sur le "phénomène du Livre saint révélé". C’est pourquoi un long hadith; explique qu’au cours de cette descente cette Lumière séjourna dans "douze Voiles de lumière" et qu’elle remonte à son origine à travers ces mêmes Voiles. Ces Voiles sont les Imams de l’ésotérique, typifiés là même comme douze millénaires. La théologie shi‘ite se montre ainsi comme un cas exemplaire de ce que les historiens des religions ont appelé ailleurs "théologies de l’Aion;" (Aion;: âge total d’un monde). Les douze millénaires du zoroastrisme en sont un cas tout aussi remarquable et bien antérieur. C’est même l’un des points sur lesquels se révèle la continuité secrète de la conscience religieuse iranienne, de l’Iran mazdéen à l’Iran shi‘ite. Bien entendu, les douze millénaires ont un sens arithmosophique; ils ne donnent pas une chronologie positive. La Lumière mohammadienne descendue en ce monde (par une épiphanie qui n’est jamais une incarnation) s’est transmise de prophète en prophète; ensuite, elle effectue sa remontée, d’Imam en Imam. Avec l’idée de ce double cycle, l’orientation de la conscience shi‘ite apparaît comme essentiellement eschatologique.
par là même, on entrevoit l’importance de la Figure qui couronne cet édifice de la hiéro-histoire, à savoir le XIIeImam. Les deux mouvements de descente et de remontée de la Lumière mohammadienne constituent respectivement le "cycle de la prophétie" et le "cycle de la walayat;", lequel est celui de l’initiation spirituelle des "Amis de Dieu". Il y eut six grands prophètes annonciateurs d’une Loi (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammad); chacun d’eux eut successivement ses douze Imams, le douzième assurant la transmission au prophète de la période suivante. Le XIIeImam de la période mohammadienne, "prophète du VIIe Jour", n’apportera pas, lors de sa parousie, une shari‘at; nouvelle, mais la révélation (le ta’wil;) du sens ésotérique de toutes les révélations. Aussi sera-t-il l’Imam de la Résurrection (Qa’im al-qiyamat;). Du sentiment eschatologiqueeschatologique commun au zoroastrisme et au shi‘isme jaillit l’idée d’une périodisation des "âges du monde". On relèvera qu’une telle idée axée sur l’eschatologie fit éclosion en Occident, au XIIesiècle, chez Joachim de Flore et ses disciples. à très grands traits, le "cycle de la nobowwat;" correspondrait à l’idée joachimite du règne de l’église de pierre, tandis que le "cycle de la walayat;" correspondrait à l’idée joachimite de l’église de Jean –et cela d’autant mieux que de part et d’autre l’idée de cycle ou de règne connote un sens existentiel plutôt que chronologique, puisque l’on peut être "objectivement contemporain" de l’un tout en appartenant intérieurement déjà à l’autre. Il importe, pour la phénoménologie de la conscience religieuse, que de telles convergences soient relevées, car elles permettent de donner toute leur valeur symptomatique à d’autres faits, au fait, par exemple, que certains penseurs shi‘ites identifient nommément le XIIe Imam avec le paraclet annoncé dans l’évangile de Jean, et d’autres avec le Saoshyant; des zoroastriens. peut-être y a-t-il là autant de virtualités qu’appellera à éclore l’avenir d’une histoire religieuse encore inachevée. Car, en fin de compte, ce qui récapitule la différence entre la conception sunnite et la conception shi‘ite de l’islam est peut-être ceci: l’islam sunnite constate que le cycle de la prophétie est clos –le "Sceau des prophètes" est venu, il n’y a plus rien à attendre –, cependant, tout le monde admet que l’humanité ne peut pas se passer de prophètes. Telle est la situation pathétique dans laquelle le shi‘isme refuse de sombrer. Il admet, certes, lui aussi, que le cycle de la prophétie législatrice est définitivement clos. Mais, avec le départ du dernier prophète, quelque chose de nouveau a commencé: le cycle de la walayat; tendu vers cet horizon eschatologique qui garantit à l’humanité qu’elle a encore quelque chose à attendre. Le garant de cette Attente est ce XIIe Imam fugitivement apparu, pour entrer, tout enfant encore (à l’âge de cinq ans), le jour même de la mort de son père, dans une première "occultation" (874), au cours de laquelle il fut encore visible à quelques dignitaires. Quelque soixante-six ans plus tard (940), il entre dans l’"Occultation majeure" (al-ghaybat al-kobra;). à la fois présente au passé de l’Histoire et au futur de la Résurrection, seule cette Figure peut dominer le temps "entre les temps". Notre temps de l’Occultation majeure est un temps "entre les temps". L’Imam de notre temps (sahib al-zaman;) reste "invisible aux sens mais présent au cœur de ses fidèles". C’est ainsi que le XIIe Imam, Mohammad al-Qa’im, fils de l’Imam Hasan al-Askari, est; lui-même l’histoire de la conscience shi‘ite depuis dix siècles. à cette histoire appartient un essor philosophique inconnu en Islam ailleurs que dans la perse shi‘ite. Une philosophie des palingénésies et des métamorphoses comme celle de Sadra Shirazi (mort en 1640) correspond typiquement aux perspectives qu’ouvre l’horizon paraclétique du XIIe Imam. Sadra Shirazi fut lui-même le génial continuateur de Sohrawardi, shaykh al-Ishraq;. Celui-ci ressuscita délibérément, au XIIesiècle, dans l’école des ishraqiyun; (les "Orientaux") la théosophie des Sages de l’ancienne perse; et toute la culture spirituelle iranienne en a depuis lors été marquée. Les convergences relevées ci-dessus prennent alors toute leur valeur. Une grave question demeure, celle des rapports originels entre shi‘isme et soufisme. Les développements qui précèdent permettent peut-être d’y donner déjà une réponse laconique et provisoire. Il y a, certes, des tariqat; ou congrégations soufies shi‘ites, et l’arbre généalogique de presque toutes les tariqat;, même sunnites, remonte à l’un des saints Imams. Mais la gnose shi‘ite comme telle (‘irfan-e shi‘i;) estime qu’elle est elle-même la "tariqat" ou voie spirituelle, sans avoir besoin des; "tariqat" organisées. à cette occasion même, on ne saurait clore cet article sans mentionner l’éthos fondamental de la spiritualité shi‘ite, disons en bref un éthos qui est celui des "compagnons du XIIeImam". Sur cet éthos profond s’est édifiée toute l’éthique de la fotowwat; (persan javanmardi;), terme que l’on ne peut mieux traduire que par éthique de la chevalerie de la foi, éthique de chevalerie mystique. Il y a un cycle de la fotowwat; qui double, en quelque sorte, le cycle de la walayat;. C’est un idéal vivant au cœur du shi‘isme iranien. Il s’est manifesté dans tous les domaines, depuis le soufisme jusque dans les corporations de métiers, en donnant un sens sacramentel à tous les actes de la vie. Il y eut le phénomène correspondant en Occident, notamment en France, où il est encore bien en vie, avec les "compagnons du saint Devoir". Sans doute, en approfondissant les origines, la recherche pourrait-elle amplifier les comparaisons. Le shi‘isme iranien, des Safavides à la Constitution de 1906 En lus de sa dimension théosophique, le shi‘isme a une dimension historique originale sur laquelle la révolution islamique iranienne a attiré l’attention du monde entier. La théologie shi‘ite entretient, en effet, un rapport particulier avec le pouvoir politique puisque, pendant l’occultation du XIIè. imam, seul souverain légitime de la communauté, tout pouvoir politique peut être un jour qualifié d’usurpateur. La situation historique de l’Iran ajoute à cette originalité : alors que le sunnisme y était jusque-là majoritaire, le shi‘isme a été imposé dans ce pays par la dynastie safavide au XVIesiècle. Il y a été enrichi par la culture persane, mais l’Iran s’est retrouvé isolé entre l’empire ottoman et l’ensemble afghan-indien. En dépit de l’évolution qui a radicalisé la politisation du shi‘isme en Iran, on n’oubliera pas que cette branche de l’islam n’a pas le monopole de la révolution islamique (qui agite beaucoup de pays sunnites); il ne faut donc pas voir systématiquement des shi‘ites khomeynistes derrière tous les mouvements sociaux animés par des musulmans. Sur un total mondial d’environ 750 millions de musulmans en 1984, 85 millions sont shi‘ites, parmi lesquels environ 30 millions en Iran (où ils représentent 85% de la population), 17 millions en Inde, 15 millions au pakistan, 6 millions en Irak (55% de la population), 4 millions en Afghanistan, 2 millions en U.R.S.S., 1 million au Liban (ils constituent un tiers de la population et y sont en progrès); il existe aussi de fortes minorités shi‘ites dans les pays du golfe Arabo-persique, au Kenya et en Tanzanie.
En raison de l’importance du mouvement et de son rayonnement, l’histoire du shi‘isme en Iran mérite néanmoins une particulière attention. Lorsque Shah Esma‘il proclama le shi‘isme religion officielle du royaume qu’il était en train de conquérir, en 1501, il se heurta à l’absence en Iran d’institutions juridico-théologiques shi‘ites. pour gouverner, il avait besoin d’ulémas qui reconnussent la légitimité de son pouvoir et qui pussent faire appliquer la jurisprudence de l’école ja‘farite (de Ja‘far al-al-Sadeq, le VIeImam); la tradition shi‘ite iranienne antérieure, isolée dans quelques villes et semi-clandestine, n’était pas assez forte pour donner aux groupes extrémistes qui considéraient les Safavides comme des chefs charismatiques (mahdi;) le contrepoids institutionnel qui assurât la pérennité du nouveau royaume. Des ulémas shi‘ites originaires de Syrie (Jabal ‘Amel) et de Bahreyn vinrent donc leur prêter secours: ils trouvaient à la cour des Safavides une protection politique contre les vexations séculaires dont fut marquée l’histoire de leur communauté depuis les Douze Imams. Ces théologiens s’assignèrent pour tâche d’éliminer, par étapes successives, les résistances des sunnites, et surtout celles des croyances marginales rivales de la nouvelle orthodoxie : les sectes mystiques musulmanes (noqtavi;, horufi;) et même les puissantes confréries soufies, qui avaient joué néanmoins un rôle dans l’implantation du shi‘isme en Iran. Les persécutions n’épargnèrent pas les philosophes, ni la tribu des Qezelbash (groupe turkmène, dont les Safavides tenaient leur pouvoir charismatique), ni les zoroastriens: beaucoup durent se soumettre, disparaître ou s’enfuirent en Inde. Le théologien le plus représentatif de ce shi‘isme "safavide", Mohammad Baqer Majlesi (mort en 1700), a non seulement animé la répression contre le soufisme, mais a aussi contribué à encombrer le dogme religieux d’une multitude de traditions tardives qui tendent à faire du shi‘isme une doctrine doloriste, focalisée sur le culte des Imams martyrs, fixée dans l’attente d’une compensation eschatologique pour toutes les souffrances subies dans ce monde. Mais les théologiens de cette époque étaient également amenés à justifier leur propre autorité face à celle du souverain: la théorie prévalente voulait que les plus savants parmi les ulémas dans les sciences religieuses (Coran et tradition), les mojtahed;, fussent seuls fondés à interpréter la révélation et à faire appliquer en leur temps la loi de l’islam. Cette tendance se heurtait aux prétentions des Safavides à être les descendants des Imams et leurs représentants sur terre. Un compromis fut néanmoins trouvé, dans l’intérêt commun; par exemple, TahmaspIer (1524-1576) alla jusqu’à reconnaître au grand mojtahed Nuroddin ‘Ali Karaki le titre de lieutenant de l’Imam caché, et à ne gouverner lui-même que par une délégation de ses pouvoirs. Ainsi, des postes importants, tel celui de sadr; ou de "chef des molla;" (mollabashi;), assortis de donations qui les rendaient financièrement indépendants, donnaient une immense influence aux ulémas. Contre cette tendance majoritaire du shi‘isme, qu’on appelle osuli; (parce que les mojtahed exercent leur raison spéculative pour la mise en pratique des principes religieux, osul;), une autre tendance, appelée akhbari;, critique le jugement spéculatif, tenu pour une source d’innovations impies, et préconise le recours exclusif aux traditions rapportées des Imams (akhbar; ou "hadith"): les ulémas sont relégués dans le rôle de transmettre du savoir traditionnel, et n’ont donc aucune autorité particulière. La théorie akhbari, qui devint prépondérante pour une courte période après la chute des Safavides (1722), fut vivement combattue par un puissant théologien, Mohammad Baqer Behbahani (mort en 1794). On retrouve cependant l’influence akhbari dans la doctrine sheykhi;, apparue au XIXesiècle, dans l’enseignement d’un théologien originaire de Bahreyn, Ahmad Ahsa‘i (mort en 1826). Tout en donnant une interprétation mystique à l’eschatologie traditionnelle (notamment en professant la croyance en la résurrection des "corps spirituels"), le sheykhisme dépasse et récuse toute délégation de pouvoir aux ulémas, en affirmant qu’il y a, à chaque époque, un être parfait qui est le "garant de Dieu sur terre". Cette doctrine élitiste (et socialement conservatrice) s’est répandue surtout à Kerman et dans le sud de l’Iraq. Son importance numérique est faible par rapport à la richesse de sa littérature et à ses conséquences historiques: développant l’idée qu’il y a communication entre un homme privilégié et l’Imam invisible souverain du monde, Seyyed ‘Ali Mohammad (né à Shiraz en 1819) prétendit être la "porte" (bab;) qui conduit à l’Imam et fonda le babisme. Quelles que soient les raisons socio-politiques du succès de cette nouvelle religion, qui abolit les préceptes de la loi islamique, les ulémas y virent un péril pour la communauté: ils déclenchèrent contre le babisme une répression sanguinaire, à laquelle était associé le pouvoir royal; le Bab lui-même fut exécuté à Tabriz (1850). Désormais, tout mouvement subversif qu’on voulait écraser était qualifié de babi;. Le baha’isme, issu du babisme, fut soumis à un même traitement: on l’accusait, en outre, d’être à la solde des puissances coloniales.
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