LE SHIITE NE DOIT ...



Si, dans ses premières œuvres, Khomeyni n’étend pas cette théorie juridique shi‘ite à la sphère du politique, il n’en était pas moins proche, en pensée et en amitié, des milieux intégristes radicaux et des assassins de Kasravi. Après avoir été, jusqu’en 1950 environ, professeur de mystique et de philosophie à Qom, il quitte cette chaire pour celle de droit islamique (feqh;) et unit l’inspiration mystique de ses débuts avec la rigueur du juridisme: il acquiert alors un grand ascendant sur le jeune clergé de Qom. L’exil lui permit de radicaliser ses positions: il dénie toute légitimité à un souverain héréditaire ou au suffrage universel. pour la première fois dans le shi‘isme, un théologien revendique l’intégrité; du pouvoir légitime pour les ulémas, reconnus héritiers et transmetteurs de la tradition du XIIeImam en attendant son retour à la fin des temps. Cette théorie du velayat-e faqih fut incluse explicitement dans la Constitution de la République islamique d’Iran de 1979 (principe 5), malgré certaines incompatibilités avec des principes démocratiques qui y sont également reconnus. Khomeyni a été expressément proclamé faqih; en titre. Après lui, si un accord ne se faisait pas sur un seul mojtahed, ce serait un conseil de plusieurs théologiens qui lui succéderait.

Une autre conception, radicalement différente, du contre-pouvoir islamique a été proposée par ‘Ali Shari’ati (1933-1977). Originaire de la région de Mashhad, Shari’ati fut initié aux thèmes du réformisme islamique à travers son père, Ostad Mohammad-Taqi Shari’ati, et aux luttes politiques par son engagement dans le Front national mosaddeqiste des années 1950. Au cours de ses études à paris (1959-1964), il s’intéresse de près à la lutte algérienne pour l’indépendance, sympathise avec Frantz Fanon –qu’il traduit en persan –et découvre une nouvelle dimension intellectuelle qu’il tente d’appliquer à l’islam : la pensée militante. Ses maîtres européens sont Jean-paul Sartre, Jacques Berque, Louis Massignon. Rentré en Iran, il subit la répression politique. Chassé de l’université de Mashhad, il fait d’un institut musulman récemment fondé à Téhéran sa principale tribune et se révèle comme étant un grand orateur, qui galvanise la jeunesse des lycées et des universités. Ses grands thèmes sont l’éveil à la conscience de soi par l’islam, mais non par l’islam "cléricalisé" défiguré par les compromis avec le pouvoir depuis les Safavides: Shari’ati se réfère aux vertus de l’islam de ‘Ali (le premier Imam), un islam militant, enthousiaste, généreux, débarrassé du poids des superstitions et des pleurnicheries. Malgré son langage libérateur, Shari’ati n’abordait pas directement les questions politiques. Tout au plus a-t-il décrit dans son œuvre (dont l’édition complète posthume couvre trente-deux volumes) les rouages d’une société idéale délivrée de toute tyrannie, dirigée par un sens communautaire et collectif de l’imamat : une sorte de socialisme islamique. Dangereux pour le clergé conservateur, dont il dénonçait l’hypocrisie et la trahison, comme pour le pouvoir politique du Shah, face auquel il proposait une idéologie qui mobilisait la jeunesse, Shari’ati fut mis en prison en 1973, et son institut, l’Hoseyniye Ershad, fut fermé. Libéré en 1976, il réussit à quitter l’Iran et mourut à Londres (son corps fut enterré à Damas). Son portrait et ses livres furent portés, comme ceux de Khomeyni, dans toutes les manifestations de la Révolution islamique. Néanmoins, le pouvoir clérical a fait interdire la reproduction de certains de ses ouvrages principaux et tente d’étouffer son influence jugée "corrosive" pour la jeunesse.

parmi les autres idéologues islamiques ayant participé à la politisation du shi‘isme, il faut citer : Mohammad Baqer Sadr, un ayatollah qui a été assassiné par des agents ba’sistes à Najaf en 1980 et qui a défini les grandes lignes d’une économie islamique; Mortaza Motahhari, disciple de Khomeyni, philosophe théoricien du renouveau islamique et du pouvoir clérical, assassiné par le groupe Forqan (shari’atiste extrémiste) en 1979; Mahmud Taleqani, ayatollah très populaire, qui fut un ami des Feda‘iyan-e eslam en même temps qu’il militait dans l’aile islamique du Front national. Taleqani a été, dans les années soixante, le théologien progressiste le plus souvent emprisonné; son œuvre écrite (notamment sur les problèmes économiques) et son action politique servaient de caution morale aux Mojahedin du peuple. Nommé prieur du vendredi (emamjom’e; ) de Téhéran en juillet 1979, il est mort peu après, laissant à Khomeyni le quasi-monopole du pouvoir idéologique à l’intérieur du clergé.

Cependant, en dehors du clergé, d’autres penseurs s’opposèrent au khomeynisme radical, jouissant d’une certaine influence en Iran, tel Mahdi Bazargan (né en 1905), qui, ingénieur de l’école centrale de paris, a, depuis les années quarante, voulu témoigner par ses écrits et son enseignement universitaire de la compatibilité de l’islam et de la culture moderne, y compris scientifique. Il a été premier ministre entre février et novembre 1979, son gouvernement, faible politiquement, représentant l’âge d’or du libéralisme conservateur. Il en va différemment d’Abo’l-Hasan Bani-Sadr, qui, né en 1934 dans un milieu clérical, mais tôt mêlé aux luttes du Front national, a élaboré, durant un exil de quinze ans à paris, un personnalisme islamique très complexe, exprimant en termes dogmatiques shi‘ites une philosophie spontanéiste et non violente. Théoricien et économiste, il a incarné, au début de la Révolution islamique, l’espoir des jeunes intellectuels islamiques et de la moyenne bourgeoisie libérale. Il fut élu président de la République en janvier 1980. Malgré un entourage dynamique et compétent, il a progressivement cédé du terrain au clergé politique, mieux structuré, et finit par être destitué en juin 1981.

On aurait tort de réduire le shi‘isme contemporain à une mosaïque d’idéologies politico-religieuses, même si la Révolution islamique a privilégié cet aspect. Le shi‘isme est une manière différente de vivre l’islam, avec une sensibilité doloriste (le culte des Imams martyrs), un goût très vif pour les pèlerinages (notamment au mausolée de l’Imam Reza, à Mashhad et à celui de sa sœur Fateme Ma’sume, à Qom), une tradition ardente qui n’exclut pas la tolérance, et un intérêt pour le mysticisme. Le shi‘isme insiste aussi sur les valeurs de justice et d’héroïsme, dont l’exemple a été donné par l’Imam Hoseyn, mort au combat, à Karbala, en 680. Les shi‘ites croient que le retour du XIIeImam (caché depuis 874) marquera l’avènement d’un règne de justice. Ils fêtent sa naissance, quinze jours avant le Ramadhan, dans un débordement de joie populaire.

Enfin, si la tendance politisée du shi’isme semble l’emporter, la majorité des grands théologiens est restée fidèle à la ligne "quiétiste" traditionnelle, qui consiste à s’abstenir de toute participation directe à la politique. C’est le cas des ayatollah Kho‘i (à Najaf), Golpayegani (Qom) et Qomi (Mashhad). Après un coup d’état manqué où l’ayatollah Shari’atmadari aurait été indirectement impliqué, ce vieux théologien a été réduit au silence par les autorités de la république islamique, à Qom (1982); mais il n’a pas perdu sa popularité, notamment en Azarbayjan.

Mentionnons aussi que les confréries soufies shi‘ites subsistent en Iran malgré l’hostilité diffuse du clergé et après plusieurs vagues de persécutions depuis les safavides: des hommes (et des femmes, dans certains cas) animés d’une spiritualité mystique qui imprègne la poésie persane se rassemblent dans les Khaneqah; pour prier et étudier. L’ordre le plus important, celui des Ne‘matollahi, a été fondé par Shah Ne‘matollah Vali (mort en 1431), dont le mausolée, à Mahan près de Kerman, est un lieu de pèlerinage. Ramifié en plusieurs confréries représentées dans tout l’Iran, cet ordre a partiellement réduit ses activités après la révolution : certains de ses Khaneqah ont été fermés, et plusieurs de ses dirigeants, qui avaient eu trop d’amitiés dans la classe politique de l’ancien régime, ont été contraints à l’exil. Cela ne veut pas dire que le soufisme ne touche que les classes supérieures; il est répandu aussi dans la petite bourgeoisie urbaine.

Le dynamisme remarquable du shi‘isme contemporain, capable d’inventer des institutions politico-religieuses tout à fait nouvelles et de susciter dans le monde islamique un écho à côté duquel l’expansionnisme persan de l’ancien régime semble bien pâle, voisine avec des traditions enracinées dans une riche culture religieuse. On ne peut donc plus désormais méconnaître l’importance de cette famille de l’islam.

 



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