LE SHIITE NE DOIT ...



parmi les autres idéologues islamiques ayant participé à la politisation du shi‘isme, il faut citer : Mohammad Baqer Sadr, un ayatollah qui a été assassiné par des agents ba’sistes à Najaf en 1980 et qui a défini les grandes lignes d’une économie islamique; Mortaza Motahhari, disciple de Khomeyni, philosophe théoricien du renouveau islamique et du pouvoir clérical, assassiné par le groupe Forqan (shari’atiste extrémiste) en 1979; Mahmud Taleqani, ayatollah très populaire, qui fut un ami des Feda‘iyan-e eslam en même temps qu’il militait dans l’aile islamique du Front national. Taleqani a été, dans les années soixante, le théologien progressiste le plus souvent emprisonné; son œuvre écrite (notamment sur les problèmes économiques) et son action politique servaient de caution morale aux Mojahedin du peuple. Nommé prieur du vendredi (emamjom’e; ) de Téhéran en juillet 1979, il est mort peu après, laissant à Khomeyni le quasi-monopole du pouvoir idéologique à l’intérieur du clergé.

Cependant, en dehors du clergé, d’autres penseurs s’opposèrent au khomeynisme radical, jouissant d’une certaine influence en Iran, tel Mahdi Bazargan (né en 1905), qui, ingénieur de l’école centrale de paris, a, depuis les années quarante, voulu témoigner par ses écrits et son enseignement universitaire de la compatibilité de l’islam et de la culture moderne, y compris scientifique. Il a été premier ministre entre février et novembre 1979, son gouvernement, faible politiquement, représentant l’âge d’or du libéralisme conservateur. Il en va différemment d’Abo’l-Hasan Bani-Sadr, qui, né en 1934 dans un milieu clérical, mais tôt mêlé aux luttes du Front national, a élaboré, durant un exil de quinze ans à paris, un personnalisme islamique très complexe, exprimant en termes dogmatiques shi‘ites une philosophie spontanéiste et non violente. Théoricien et économiste, il a incarné, au début de la Révolution islamique, l’espoir des jeunes intellectuels islamiques et de la moyenne bourgeoisie libérale. Il fut élu président de la République en janvier 1980. Malgré un entourage dynamique et compétent, il a progressivement cédé du terrain au clergé politique, mieux structuré, et finit par être destitué en juin 1981.

On aurait tort de réduire le shi‘isme contemporain à une mosaïque d’idéologies politico-religieuses, même si la Révolution islamique a privilégié cet aspect. Le shi‘isme est une manière différente de vivre l’islam, avec une sensibilité doloriste (le culte des Imams martyrs), un goût très vif pour les pèlerinages (notamment au mausolée de l’Imam Reza, à Mashhad et à celui de sa sœur Fateme Ma’sume, à Qom), une tradition ardente qui n’exclut pas la tolérance, et un intérêt pour le mysticisme. Le shi‘isme insiste aussi sur les valeurs de justice et d’héroïsme, dont l’exemple a été donné par l’Imam Hoseyn, mort au combat, à Karbala, en 680. Les shi‘ites croient que le retour du XIIeImam (caché depuis 874) marquera l’avènement d’un règne de justice. Ils fêtent sa naissance, quinze jours avant le Ramadhan, dans un débordement de joie populaire.

Enfin, si la tendance politisée du shi’isme semble l’emporter, la majorité des grands théologiens est restée fidèle à la ligne "quiétiste" traditionnelle, qui consiste à s’abstenir de toute participation directe à la politique. C’est le cas des ayatollah Kho‘i (à Najaf), Golpayegani (Qom) et Qomi (Mashhad). Après un coup d’état manqué où l’ayatollah Shari’atmadari aurait été indirectement impliqué, ce vieux théologien a été réduit au silence par les autorités de la république islamique, à Qom (1982); mais il n’a pas perdu sa popularité, notamment en Azarbayjan.

Mentionnons aussi que les confréries soufies shi‘ites subsistent en Iran malgré l’hostilité diffuse du clergé et après plusieurs vagues de persécutions depuis les safavides: des hommes (et des femmes, dans certains cas) animés d’une spiritualité mystique qui imprègne la poésie persane se rassemblent dans les Khaneqah; pour prier et étudier. L’ordre le plus important, celui des Ne‘matollahi, a été fondé par Shah Ne‘matollah Vali (mort en 1431), dont le mausolée, à Mahan près de Kerman, est un lieu de pèlerinage. Ramifié en plusieurs confréries représentées dans tout l’Iran, cet ordre a partiellement réduit ses activités après la révolution : certains de ses Khaneqah ont été fermés, et plusieurs de ses dirigeants, qui avaient eu trop d’amitiés dans la classe politique de l’ancien régime, ont été contraints à l’exil. Cela ne veut pas dire que le soufisme ne touche que les classes supérieures; il est répandu aussi dans la petite bourgeoisie urbaine.

Le dynamisme remarquable du shi‘isme contemporain, capable d’inventer des institutions politico-religieuses tout à fait nouvelles et de susciter dans le monde islamique un écho à côté duquel l’expansionnisme persan de l’ancien régime semble bien pâle, voisine avec des traditions enracinées dans une riche culture religieuse. On ne peut donc plus désormais méconnaître l’importance de cette famille de l’islam.

Une grave question demeure, celle des rapports originels entre shi‘isme et soufisme. Les développements qui précèdent permettent peut-être d’y donner déjà une réponse laconique et provisoire. Il y a, certes, des tariqat; ou congrégations soufies shi‘ites, et l’arbre généalogique de presque toutes les tariqat;, même sunnites, remonte à l’un des saints Imams. Mais la gnose shi‘ite comme telle (‘irfan-e shi‘i;) estime qu’elle est elle-même la "tariqat" ou voie spirituelle, sans avoir besoin des; "tariqat" organisées. à cette occasion même, on ne saurait clore cet article sans mentionner l’éthos fondamental de la spiritualité shi‘ite, disons en bref un éthos qui est celui des "compagnons du XIIeImam". Sur cet éthos profond s’est édifiée toute l’éthique de la fotowwat; (persan javanmardi;), terme que l’on ne peut mieux traduire que par éthique de la chevalerie de la foi, éthique de chevalerie mystique. Il y a un cycle de la fotowwat; qui double, en quelque sorte, le cycle de la walayat;. C’est un idéal vivant au cœur du shi‘isme iranien. Il s’est manifesté dans tous les domaines, depuis le soufisme jusque dans les corporations de métiers, en donnant un sens sacramentel à tous les actes de la vie. Il y eut le phénomène correspondant en Occident, notamment en France, où il est encore bien en vie, avec les "compagnons du saint Devoir". Sans doute, en approfondissant les origines, la recherche pourrait-elle amplifier les comparaisons.

Le shi‘isme iranien, des Safavides à la Constitution de 1906 En lus de sa dimension théosophique, le shi‘isme a une dimension historique originale sur laquelle la révolution islamique iranienne a attiré l’attention du monde entier. La théologie shi‘ite entretient, en effet, un rapport particulier avec le pouvoir politique puisque, pendant l’occultation du XIIè. imam, seul souverain légitime de la communauté, tout pouvoir politique peut être un jour qualifié d’usurpateur. La situation historique de l’Iran ajoute à cette originalité : alors que le sunnisme y était jusque-là majoritaire, le shi‘isme a été imposé dans ce pays par la dynastie safavide au XVIesiècle. Il y a été enrichi par la culture persane, mais l’Iran s’est retrouvé isolé entre l’empire ottoman et l’ensemble afghan-indien. En dépit de l’évolution qui a radicalisé la politisation du shi‘isme en Iran, on n’oubliera pas que cette branche de l’islam n’a pas le monopole de la révolution islamique (qui agite beaucoup de pays sunnites); il ne faut donc pas voir systématiquement des shi‘ites khomeynistes derrière tous les mouvements sociaux animés par des musulmans. Sur un total mondial d’environ 750 millions de musulmans en 1984, 85 millions sont shi‘ites, parmi lesquels environ 30 millions en Iran (où ils représentent 85% de la population), 17 millions en Inde, 15 millions au pakistan, 6 millions en Irak (55% de la population), 4 millions en Afghanistan, 2 millions en U.R.S.S., 1 million au Liban (ils constituent un tiers de la population et y sont en progrès); il existe aussi de fortes minorités shi‘ites dans les pays du golfe Arabo-persique, au Kenya et en Tanzanie.

En raison de l’importance du mouvement et de son rayonnement, l’histoire du shi‘isme en Iran mérite néanmoins une particulière attention. Lorsque Shah Esma‘il proclama le shi‘isme religion officielle du royaume qu’il était en train de conquérir, en 1501, il se heurta à l’absence en Iran d’institutions juridico-théologiques shi‘ites. pour gouverner, il avait besoin d’ulémas qui reconnussent la légitimité de son pouvoir et qui pussent faire appliquer la jurisprudence de l’école ja‘farite (de Ja‘far al-al-Sadeq, le VIeImam); la tradition shi‘ite iranienne antérieure, isolée dans quelques villes et semi-clandestine, n’était pas assez forte pour donner aux groupes extrémistes qui considéraient les Safavides comme des chefs charismatiques (mahdi;) le contrepoids institutionnel qui assurât la pérennité du nouveau royaume. Des ulémas shi‘ites originaires de Syrie (Jabal ‘Amel) et de Bahreyn vinrent donc leur prêter secours: ils trouvaient à la cour des Safavides une protection politique contre les vexations séculaires dont fut marquée l’histoire de leur communauté depuis les Douze Imams.

Ces théologiens s’assignèrent pour tâche d’éliminer, par étapes successives, les résistances des sunnites, et surtout celles des croyances marginales rivales de la nouvelle orthodoxie : les sectes mystiques musulmanes (noqtavi;, horufi;) et même les puissantes confréries soufies, qui avaient joué néanmoins un rôle dans l’implantation du shi‘isme en Iran. Les persécutions n’épargnèrent pas les philosophes, ni la tribu des Qezelbash (groupe turkmène, dont les Safavides tenaient leur pouvoir charismatique), ni les zoroastriens: beaucoup durent se soumettre, disparaître ou s’enfuirent en Inde.

Le théologien le plus représentatif de ce shi‘isme "safavide", Mohammad Baqer Majlesi (mort en 1700), a non seulement animé la répression contre le soufisme, mais a aussi contribué à encombrer le dogme religieux d’une multitude de traditions tardives qui tendent à faire du shi‘isme une doctrine doloriste, focalisée sur le culte des Imams martyrs, fixée dans l’attente d’une compensation eschatologique pour toutes les souffrances subies dans ce monde. Mais les théologiens de cette époque étaient également amenés à justifier leur propre autorité face à celle du souverain: la théorie prévalente voulait que les plus savants parmi les ulémas dans les sciences religieuses (Coran et tradition), les mojtahed;, fussent seuls fondés à interpréter la révélation et à faire appliquer en leur temps la loi de l’islam. Cette tendance se heurtait aux prétentions des Safavides à être les descendants des Imams et leurs représentants sur terre. Un compromis fut néanmoins trouvé, dans l’intérêt commun; par exemple, TahmaspIer (1524-1576) alla jusqu’à reconnaître au grand mojtahed Nuroddin ‘Ali Karaki le titre de lieutenant de l’Imam caché, et à ne gouverner lui-même que par une délégation de ses pouvoirs. Ainsi, des postes importants, tel celui de sadr; ou de "chef des molla;" (mollabashi;), assortis de donations qui les rendaient financièrement indépendants, donnaient une immense influence aux ulémas.



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