LE SHIITE NE DOIT ...La confusion s’étendit jusqu’à poursuivre des réformateurs qui étaient inspirés par la haine de l’absolutisme et qui ont parfois cherché, pour lui donner plus d’ampleur populaire, à habiller d’arguments religieux l’aspiration à la justice et à la liberté politique. Le plus connu de ces penseurs politico-religieux, qui eut un immense rayonnement dans tout le monde islamique, est un théologien iranien shi‘ite, Jamaloddin Asadabadi (1838-1897). pour avoir plus d’audience auprès des sunnites, il se fit passer pour l’un des leurs et se déclara afghan ("al-Afqani;"). Après plusieurs voyages en Inde, en égypte, en Turquie, en France et en Angleterre, il joua un rôle important en Iran où, après avoir échoué à convaincre le Shah de faire des réformes, il chercha à encourager la révolte contre la mainmise britannique (boycottage du monopole des tabacs en 1891-1892), à radicaliser dans le sens panislamique la prise de conscience sociale et politique des milieux éclairés et à renverser l’absolutisme. Jamaloddin fut l’inspirateur direct, depuis Istanboul, de l’assassinat de Naseroddin Shah (1896). Le clergé traditionnel et le modernisme inspiré par l’Occident La profonde influence de Jamaloddin et d’autres réformateurs plus ou moins marqués par l’idéal "séculariste" importé d’Occident était une menace pour les ulémas shi‘ites traditionnels. Tantôt par opportunisme, tantôt par conviction, ou bien entraînés par les soulèvements populaires, certains des plus importants mojtahed de cette période, tel Mirza Hasan Shirazi (en ‘Iraq), ont joué cependant un rôle décisif dans la préparation et le succès de la Révolution constitutionnelle de 1906-1909. Contrairement aux ulémas sunnites, qui dépendent généralement de l’état, les ulémas shi‘ites étaient financièrement indépendants, dotés de fondations pieuses ou entretenus par la taxe du khoms; (cinquième du revenu superflu), versée directement par les fidèles. La domiciliation en ‘Iraq (dans l’Empire ottoman) des lieux saints et des centres d’études théologiques des shi‘ites, donnait en outre à ceux-ci la possibilité de résister au pouvoir central de Téhéran (cette situation s’est perpétuée pendant les quinze ans d’exil de l’ayatollah Khomeyni à Najaf).
La Constitution de 1906, qui donnait des droits au peuple, précisait (art.2 du Supplément) que le pouvoir du parlement est soumis au droit de veto de cinq ulémas choisis par les mojtahed pour contrôler la conformité à l’islam des lois votées. Celui même qui fut l’auteur de cet article, Sheykh Fazlollah Nuri, se retourna bientôt contre les révolutionnaires, dans lesquels il dénonçait des ennemis de l’islam et des agents de l’étranger (du modernisme et de la démocratie importés d’Europe). Il s’allia à Mohammad ‘Ali Shah, qui, à la faveur d’un coup d’état (juin 1908), suspendit la Constitution. Mais les révolutionnaires reprirent le pouvoir en juillet 1909, déposèrent le souverain absolutiste et firent exécuter le mojtahed intégriste : à partir de cette exécution, les ulémas les plus favorables à la révolution devinrent hésitants. Le modernisme les avait dépassés. L’aboutissement de ce clivage entre un "clergé" (ruhaniyat;) conservateur et un modernisme agressif soumis aux intérêts des puissances occidentales est visible dès le règne de Reza Shah (1925-1941): pour fonder une nouvelle dynastie et sauver l’Iran du chaos, le nouveau chef d’état avait commencé par s’allier aux ulémas en leur donnant une garantie "morale" d’attachement à l’islam. Mais, dès la fin des années 1920, les mesures de laïcisation, parfois imitées du modèle kémaliste turc, soulevèrent l’indignation du clergé, désormais réduit au plus complet silence politique: étatisation de l’enseignement, de la justice, de l’enregistrement des actes notariés, des fondations pieuses; uniformisation du vêtement (pour porter l’habit de molla, il fallait se soumettre à un examen contrôlé par l’état); conscription obligatoire (sauf pour les étudiants en théologie officiellement reconnus), etc. La colère fut à son comble, notamment dans les villes religieuses de Mashhad et de Qom, lorsqu’un décret interdit aux femmes de se voiler en public et que la police se mit à leur arracher dans la rue le "tchador" traditionnel (1936). Une répression sanglante vint à bout des émeutes. Le repli des ulémas devant les doctrines sécularistes envahissantes pouvait faire croire à un début d’éradication du shi‘isme. D’une part, il est vrai, on voyait triompher, dans les sphères du pouvoir et chez les intellectuels, une philosophie rationaliste et humaniste porteuse d’un projet de démocratie à l’européenne (qu’on était incapable de concrétiser autrement qu’en l’imposant par la force) : c’était la franc-maçonnerie, ou encore la nouvelle religion du progrès et de la science rêvée par Ahmad Kasravi, célèbre historien et idéologue de l’époque; un groupe marxiste apparaît également, dont les membres survivants fonderont, en 1941, le parti Tudé; (communiste). Mais, d’autre part, à l’intérieur même des centres théologiques, des molla en habit sont tentés par un compromis moderniste et collaborent de près avec Kasravi. Certains profitent aussi du silence obligé du haut clergé pour critiquer fortement la dégradation des dogmes religieux en superstitions, le monothéisme islamique lézardé par la divinisation des Imams, le culte de leurs mausolées, et de nombreuses croyances eschatologiques inutiles qui servent, en réalité, à entretenir une véritable classe cléricale parasite. C’est le point de vue d’un théologien réformiste, Shari‘at Sangalaji (mort en 1944), qui fut "excommunié" par ses pairs, et qu’on peut comparer au Syro-égyptien Rashid Rida (mort en 1935). La vitalité du shi‘isme traditionnel se fit sentir lorsque fut supprimée la censure à la chute de Reza Shah (1941): les femmes remirent leur voile, les cérémonies publiques du deuil des Imams furent à nouveau honorées, et divers mouvements politiques animés par des religieux manifestèrent le retour d’un projet islamique sur la société. Le mouvement le plus spectaculaire de cette époque est celui des Feda‘iyan-e eslam; ("ceux qui se dévouent à l’islam"), une poignée de jeunes militants rassemblés autour d’un chef charismatique, Navvab Safavi. à vingt ans, Navvab décide d’en finir avec Kasravi: il échoue lui-même dans une première tentative d’attentat, mais un de ses compagnons réussit à tuer l’écrivain en mars 1946. L’organisation des Feda‘iyan-e eslam, qui réunit de manière informelle et clandestine quelques dizaines de militants jeunes, réussit plusieurs autres coups qui lui assurent une notoriété mondiale : en 1949, l’assassinat du ministre de la cour, Hazir, et, en 1951, celui du puissant général Razmara, alors premier ministre. Elle soutint au début le Front national de Mosaddeq et de l’ayatollah Kashani, mais passe à l’opposition dès qu’elle constata que le Front national, une fois arrivé au pouvoir, ne se souciait pas de faire appliquer la loi islamique. Après une brève période de rapports ambigus entre eux et le pouvoir issu du coup d’état de 1953, les Feda‘iyan furent démantelés, arrêtés, et cinq de leurs dirigeants exécutés (1956). Il n’en restait que le rêve d’un islam militant intégriste, à la manière d’une réponse possible au sécularisme imposé par l’oligarchie régnante. D’autres participations des ulémas à la politique, telles que le concours de Kashani apporté à la nationalisation de l’Anglo-Iranian Oil Company, ou celui de Zanjani et Taleqani à la lutte contre Zahedi et Mohammad Reza Shah (après 1953), se sont heurtées à l’opposition du chef spirituel de la communauté shi‘ite, l’ayatollah Borujerdi, qui fut le marja‘-e taqlid; (littéralement "modèle à imiter") entre 1946 et 1961. Le mojtahed qui porte ce titre est reconnu, par consensus général, comme étant le plus savant en sciences religieuses, et il exerce une influence considérable. Or Borujerdi était partisan de la cohabitation pacifique entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, et il entretenait des relations déférentes avec le Shah. Il se permettait seulement d’intervenir dans des cas rares où il estimait que l’islam était en danger, et le Shah avait coutume de ne pas le heurter. Ce n’est qu’après la mort de Borujerdi (1961), en l’absence d’un consensus pour le choix d’un successeur unique, que la communauté shi‘ite put s’opposer de front au pouvoir et tenter de repenser le rôle de l’institution religieuse en général. Khomeyni et la politisation du shi‘isme Au cours de la période 1962-1964, l’ayatollah Khomeyni, reconnu par certains comme marja‘-e taqlid, prend la tête d’une série de manifestations d’opposition, jusqu’à une véritable émeute en juin 1963. C’est l’époque où le Shah, pressé par l’administration Kennedy, met en place un train de réformes imposées: d’abord, il fait supprimer la mention du Coran dans les serments des élus aux assemblées provinciales, puis accorde le droit de vote aux femmes et impose enfin une réforme agraire, dont la troisième phase menace directement les ressources financières du clergé. Khomeyni, qui avait été arrêté plusieurs fois, est finalement exilé en octobre 1964, après un discours où il s’est élevé contre les nouvelles "capitulations" que représentaient à ses yeux le statut diplomatique accordé au personnel militaire américain en Iran. Tandis que l’ayatollah, à Najaf, continue d’être écouté par tous les religieux mécontents du régime impérial et qu’il élabore sa théorie intégriste du pouvoir, en Iran, différents groupes politiques islamiques luttent contre l’influence américaine et la corruption générale qui accompagne la "modernisation" du pays. Fondé en 1961 par Mahdi Bazargan, l’ayatollah Taleqani et Yadollah Sahhabi, le Mouvement pour la Liberté de l’Iran (Nahzat-e Azadi-e Iran; ) allie l’héritage nationaliste et libéral de Mosaddeq à un idéal politique islamique. Nombre de ses anciens membres se trouveront, lors de la Révolution islamique, aux premières places, mais parfois aux antipodes dans l’échiquier politique.
Ainsi, les Mojahedin du peuple, découragés par l’impasse du parlementarisme au milieu des années soixante, ont choisi la lutte armée (à l’instar des Feda‘iyan du peuple marxistes-léninistes). Après une scission en 1975, dont est issu le mouvement marxiste peykar, les Mojahedin ont gardé la référence religieuse. Groupés après la révolution (à laquelle ils collaborèrent activement) autour de leur chef Mas‘ud Rajavi, ils n’acceptèrent qu’avec réticence le pouvoir khomeyniste. De leur côté, les autorités de la République islamique voyaient dans les Mojahedin des militants fortement marxisés dont l’allégeance n’était pas fiable; ils les appelèrent les "diviseurs" (monafeqin;) du peuple. Après avoir subi une répression longue et larvée, les Mojahedin ont trouvé un bref répit en faisant une alliance tactique avec le président Bani-Sadr, puis une fois celui-ci destitué (juin 1981), ils sont passés à la révolte armée et ont été réprimés de façon implacable. à l’opposé, d’anciens membres du Mouvement pour la liberté de l’Iran avaient opté pour la vision khomeyniste du pouvoir islamique. Tels Jalaloddin Farsi et Mohammad-‘Ali Raja‘i (deuxième président de la République, tué en août 1981), ils vinrent, après la révolution, grossir les rangs du puissant parti clérical, le parti de la République islamique. L’idée centrale de ce parti, fondé par des proches disciples de Khomeyni, est de bâtir un système politique islamique où le clergé est investi d’un pouvoir quasi total: c’est la théorie du "règne du juriste-théologien" (velayat-e faqih; ). Si, dans ses premières œuvres, Khomeyni n’étend pas cette théorie juridique shi‘ite à la sphère du politique, il n’en était pas moins proche, en pensée et en amitié, des milieux intégristes radicaux et des assassins de Kasravi. Après avoir été, jusqu’en 1950 environ, professeur de mystique et de philosophie à Qom, il quitte cette chaire pour celle de droit islamique (feqh;) et unit l’inspiration mystique de ses débuts avec la rigueur du juridisme: il acquiert alors un grand ascendant sur le jeune clergé de Qom. L’exil lui permit de radicaliser ses positions: il dénie toute légitimité à un souverain héréditaire ou au suffrage universel. pour la première fois dans le shi‘isme, un théologien revendique l’intégrité; du pouvoir légitime pour les ulémas, reconnus héritiers et transmetteurs de la tradition du XIIeImam en attendant son retour à la fin des temps. Cette théorie du velayat-e faqih fut incluse explicitement dans la Constitution de la République islamique d’Iran de 1979 (principe 5), malgré certaines incompatibilités avec des principes démocratiques qui y sont également reconnus. Khomeyni a été expressément proclamé faqih; en titre. Après lui, si un accord ne se faisait pas sur un seul mojtahed, ce serait un conseil de plusieurs théologiens qui lui succéderait. Une autre conception, radicalement différente, du contre-pouvoir islamique a été proposée par ‘Ali Shari’ati (1933-1977). Originaire de la région de Mashhad, Shari’ati fut initié aux thèmes du réformisme islamique à travers son père, Ostad Mohammad-Taqi Shari’ati, et aux luttes politiques par son engagement dans le Front national mosaddeqiste des années 1950. Au cours de ses études à paris (1959-1964), il s’intéresse de près à la lutte algérienne pour l’indépendance, sympathise avec Frantz Fanon –qu’il traduit en persan –et découvre une nouvelle dimension intellectuelle qu’il tente d’appliquer à l’islam : la pensée militante. Ses maîtres européens sont Jean-paul Sartre, Jacques Berque, Louis Massignon. Rentré en Iran, il subit la répression politique. Chassé de l’université de Mashhad, il fait d’un institut musulman récemment fondé à Téhéran sa principale tribune et se révèle comme étant un grand orateur, qui galvanise la jeunesse des lycées et des universités. Ses grands thèmes sont l’éveil à la conscience de soi par l’islam, mais non par l’islam "cléricalisé" défiguré par les compromis avec le pouvoir depuis les Safavides: Shari’ati se réfère aux vertus de l’islam de ‘Ali (le premier Imam), un islam militant, enthousiaste, généreux, débarrassé du poids des superstitions et des pleurnicheries. Malgré son langage libérateur, Shari’ati n’abordait pas directement les questions politiques. Tout au plus a-t-il décrit dans son œuvre (dont l’édition complète posthume couvre trente-deux volumes) les rouages d’une société idéale délivrée de toute tyrannie, dirigée par un sens communautaire et collectif de l’imamat : une sorte de socialisme islamique. Dangereux pour le clergé conservateur, dont il dénonçait l’hypocrisie et la trahison, comme pour le pouvoir politique du Shah, face auquel il proposait une idéologie qui mobilisait la jeunesse, Shari’ati fut mis en prison en 1973, et son institut, l’Hoseyniye Ershad, fut fermé. Libéré en 1976, il réussit à quitter l’Iran et mourut à Londres (son corps fut enterré à Damas). Son portrait et ses livres furent portés, comme ceux de Khomeyni, dans toutes les manifestations de la Révolution islamique. Néanmoins, le pouvoir clérical a fait interdire la reproduction de certains de ses ouvrages principaux et tente d’étouffer son influence jugée "corrosive" pour la jeunesse.
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