Réflexion sur la notion de miracle et de prodige en islam à travers l’exemple de Karbalâ’i Kâzem, "signe" vivant de la foiOn cherche également à le piéger en mêlant à un verset des fragments d’ouvrages religieux reprenant les mêmes mots et expressions. Les réponses demeurent toujours sans appel : "La première partie est un verset coranique, mais pas la deuxième." Lorsqu’on lui demande comment il a pu distinguer le verset du reste, il répondra toujours : "L’un avait une lumière… l’autre pas." [16] Il avait aussi la faculté de trouver la plus petite erreur de frappe ou de vocalisation dans n’importe quelle édition du Coran, en affirmant que telle partie du verset était sombre et n’avait pas la luminosité des autres. Il était également capable de trouver n’importe quel verset du premier coup en ouvrant le Coran, quelle que soit l’édition. Après sa mort, on découvrira qu’il lui avait également été enseigné les secrets et le sens ésotérique (bâtin) du Coran. Cependant, peu de gens semblent avoir songé à lui poser des questions de fond sur le sens profond des versets. [17] Il s’était d’ailleurs plaint à mi-mot du fait que les gens ne l’interrogeaient que sur la forme du Coran et sur la place de tel ou tel verset et oubliaient les questions essentielles, sous-entendant ainsi qu’il détenait aussi cette connaissance. Durant sa célébrité, Karbalâ’i Kâzem continua de se distinguer par la simplicité extrême de son mode de vie. Lorsqu’il n’était pas assailli de questions, il passait la plupart de son temps à réciter le Coran et à faire des prières surérogatoires. Il fuyait la participation aux cercles intellectuels et religieux, et manifestait une inquiétude extrême lorsqu’il était invité : il avait un jour dîné chez quelqu’un qui gagnait sa vie de manière illégale. Il avait eu un malaise et avait senti qu’il perdait la mémoire du Coran… Après la fameuse rencontre au sanctuaire, les deux hommes continuaient parfois à lui apparaître en rêve où à l’état de veille afin de l’éclairer sur certaines questions de la vie quotidienne. [18] Karbalâ’i Kâzem quitta ce monde le jour de Tâsou’â de l’année lunaire 1378 (1958) à l’âge de 75 ans. Il est enterré à Qom dans le Qabrestân-e no. Quelques jours avant sa mort, alors qu’il était en pleine santé, il avait annoncé à sa famille qu’il allait bientôt mourir, et avait décidé de se rendre à Qom afin qu’il puisse y être enterré. Il y mourut comme prévu quelques jours plus tard. Les enseignements du miracle
Avant d’évoquer les différents enseignements que l’on peut tirer d’un tel événement, il apparaît tout d’abord essentiel de le resituer dans son contexte général. Le miracle de Karbalâ’i Kâzem s’est déroulé à une époque de grande expansion des idées matérialistes et communistes en Iran, qui allait donc de pair avec une tendance à nier tout phénomène non explicable par les lois scientifiques, notamment les révélations et miracles des prophètes. Dans ce contexte, cet événement est venu apporter un souffle nouveau à la foi, tout en suscitant un grand nombre de questions : pourquoi a-t-on octroyé à ce paysan analphabète un rang qu’aucun des grands Ayatollahs n’est arrivé à atteindre ? Quels sont les rôles respectifs de la science et de l’action dans la foi ? Les actes se suffisent-ils à eux-mêmes pour se rapprocher de Dieu ? Karbalâ’i Kâzem n’était ni un grand philosophe ni un théologien éminent. Il connaissait à peine par cœur les sourates que l’on récite lors des prières obligatoires. Mais il remplissait ses obligations religieuses avec un sérieux emprunt d’amour et de respect, en toute simplicité. Il était également connu pour sa grande sincérité et sa profonde humilité. Afin de vivre en conformité avec les commandements de son Dieu, Karbalâ’i Kâzem était prêt à quitter sa famille et tout ce qu’il possédait ; démarche qui n’est pas sans rappeler celle d’Abraham et de nombreux autres prophètes. En faisant le choix de l’exil, Karbalâ’i Kâzem a choisi ses priorités en faisant du respect de la Loi et de sa foi l’axe central de son existence, au-delà des attaches de ce monde. Cette sincérité à toute épreuve et sa grande compassion ont sans doute contribué pour beaucoup à être choisi pour recevoir ce don divin. Son histoire montre également que tout croyant sincère voit ses sacrifices fait pour Dieu récompensés dans cette vie même : son exil lui permet finalement d’accéder à la propriété d’un terrain, sa générosité semble multiplier l’abondance de ses récoltes… Cet aspect semble d’ailleurs évoqué dans l’un des versets qu’il a "lu" lors de sa rencontre avec l’Imâm : "Le bon pays, sa végétation pousse avec la grâce de son Seigneur ; quant au mauvais pays, (sa végétation) ne sort qu’insuffisamment et difficilement. Ainsi déployons-Nous les enseignements pour des gens reconnaissants." [19] Ceux qui remercient leur Dieu au travers de leurs dons et générosité voient ainsi leurs biens matériels et spirituels multipliés : "Ceux qui dépensent leurs bien dans le sentier de Dieu ressemblent à un grain d’où naissent sept épis, à cent grains d’épi. Car Dieu multiplie la récompense à qui Il veut et la grâce de Dieu est immense, et Il est omniscient." (2:261) ; "Tout ce que vous donnerez à l’usure pour augmenter vos biens au dépens des biens d’autrui ne les accroît pas auprès de Dieu, mais ce que vous donnez comme Zakât, tout en cherchant la face de Dieu [sa satisfaction]… Ceux-là verront [leurs récompenses] multipliées." (30:39). [20] Pour tenter de saisir la raison d’un tel don, il est également important d’essayer de comprendre l’état d’esprit de Karbalâ’i Kâzem lors de sa rencontre avec les deux hommes. Ce soir-là , son esprit était entièrement préoccupé par le sort des familles pauvres du village mais aussi, dans une moindre mesure, par ses chèvres pour lesquelles il avait ramassé du fourrage et dont il s’occupait toujours avec beaucoup de sollicitude. Malgré sa fatigue intense, il décide de retourner à son champ pour rassembler de ses propres mains de quoi nourrir une famille. Aucune trace de "moi" ni d’égoïsme ; tout son être n’est que compassion pour les êtres qui l’entourent. Cette attitude de don entier de soi par l’acte et la pensée l’a sans doute préparé à recevoir le don divin. A ce titre, plusieurs hadiths soulignent que l’on ne peut connaître Dieu que par Dieu, c’est-à -dire en se rendant similaire à Lui. Ce soir-là , Karbalâ’i Kâzem était devenu une sorte de miroir de la miséricorde et de la compassion divine ; Dieu y a donc reflété Sa Lumière... L’occurrence de ce miracle à un endroit où sont enterrés des personnes ayant risqué leur vie pour aller rendre visite au huitième Imâm souligne aussi l’importance et le haut rang de ces martyrs presque oubliés à l’époque. Ce miracle confirme également l’existence de deux types de connaissances : un savoir spéculatif et discursif qui s’apprend au travers de concepts, et une connaissance révélée au cœur sans l’intermédiaire des sens ou de l’intellect, même si cela implique parfois un intervenant "extérieur" à l’être de la personne, comme l’Ange Gabriel pour le prophète Mohammad ou la main du seyyed contre le cœur de Karbalâ’i Kâzem. Il montre qu’en Dieu, le cercle des possibilités n’est pas déterminé par les lois de la matière, mais bien par la pureté du cœur et de la foi : ainsi s’explique le don d’un enfant à Abraham et à sa femme stérile, comme le choix de déposer le Livre et les secrets divins dans le cœur d’un pauvre paysan qui n’avait jamais ouvert le moindre livre. Le fait que le Coran ait ensuite été mis par la personne contre sa poitrine révèle également l’importance de l’inspiration et la connaissance par le cœur, sujet souvent abordé par la mystique islamique qui trouve ses sources dans le Coran : "Et quiconque croit en Dieu, [Dieu] guide son cœur."(64:11) ; "Il y a bien là un rappel pour quiconque a un cœur, prête l’oreille tout en étant témoin." (50:37) ; "Ceux qui discutent les prodiges de Dieu sans qu’aucune preuve ne leur soit venue, [leur action] est grandement haïssable auprès de Dieu et auprès de ceux qui croient. Ainsi Dieu scelle-t-Il le cœur de tout orgueilleux tyran." (40:35). Le cœur est à ce titre souvent considéré comme le siège des visions et de la foi. En outre, la perte de mémoire du Coran provoquée par le fait d’avoir mangé de la nourriture non licite révèle le fondement ontologique des commandements divins : chaque nourriture, acte, parole, a un effet concret dans l’être humain et constitue progressivement sa "forme" spirituelle et réelle. [21] C’est également dans ce sens que l’on peut comprendre les versets concernant l’autre monde où les hommes "verront" l’ensemble de leurs pensées et actes : "Et on déposera le livre (de chacun). Alors tu verras les criminels, effrayés à cause de ce qu’il y a dedans, dire : “Malheur à nous, qu’a donc ce livre à n’omettre de mentionner ni pêché véniel ni pêché capital ?†Et ils trouveront devant eux tout ce qu’ils ont œuvré. Et ton Seigneur ne fait du tort à personne." (18:49) Cet aspect révèle également pour les personnes dont l’existence est imprégnée de spiritualité et de vérité, le moindre "écart" peut avoir d’importantes conséquences physiques et spirituelles. [22] Il invite ainsi chaque croyant à être attentif au moindre de ses actes et à essayer d’en percevoir les effets cachés qui, bien qu’ils ne soient pas visibles et analysables physiquement, façonnent peu à peu son destin dans l’outre-monde. Le concept de miracle (mu’jiza) en islam
Cet événement peut également fournir l’occasion de revenir sur la notion de "miracle" (mu’jiza) [23] en islam. Si des miracles "matériels" et concrets ont été attribués au prophète Mohammad comme celui de fendre la lune et les miracles de Jésus ou de Moïse sont reconnus par le Coran [24], c’est le Livre lui-même qui en islam est considéré comme le véritable miracle. [25] Plusieurs versets insistent ainsi sur le fait que le Coran est en soi inimitable, tant sur le fond que la forme [26] : "Si vous avez un doute sur ce que Nous avons révélé à Notre Serviteur, tâchez donc de produire une sourate semblable et appelez vos témoins, (les idoles) que vous adorez en dehors de Dieu, si vous êtes véridiques." (2:23). Selon l’islam, un miracle sensible comme le fait de pouvoir ressusciter les morts n’est en soi pas suffisant pour confirmer la validité d’une prophétie. S’il peut en effet faire office de preuve pour les personnes y ayant directement assisté, il perdra de son pouvoir de conviction pour les générations futures qui n’en auront entendu que le lointain récit et auront donc tendance à remettre en cause son authenticité. Face à cela, le Coran insiste sur la nécessité de fonder sa croyance sur des preuves rationnelles nées d’une réflexion personnelle sur le contenu de la révélation. Dans ce sens, le Coran est en soi considéré comme le plus grand miracle étant donné qu’il se situe dans le domaine non pas du matériel, mais fait appel au jugement et à la réflexion de chacun pour juger de son contenu, son absence de contradiction interne, la véracité des faits et lois qu’il énonce, les conditions de sa révélation à un homme analphabète… En outre, contrairement aux miracles sensibles qui "montrent" autre chose qu’eux-mêmes (la multiplication des pains vise à prouver le haut rang du Christ et à délivrer un message particulier au-delà de ce fait matériel), le miracle du Coran et ce qu’il veut montrer n’est autre que lui-même, c’est-à -dire la propre vérité qu’il contient. Cette notion de miracle est infiniment plus profonde que le simple miracle matériel, qui est perçu passivement par les sens et de façon identique par tous les hommes. Face à cela, le "miracle" du Coran a une dimension hautement intellectuelle et rationnelle qui ne se dévoile pas sans un effort de compréhension, sans un retour sur soi accompagné d’un examen de ses propres croyances et de leur fondement. Le miracle est également permanent, au sens où l’horizon de sa compréhension est infini ; de nouvelles significations plus profondes pouvant toujours se manifester à la conscience et dans le cœur du croyant. Il est dans un sens moins contraignant que le miracle sensible en ce qu’il ne se dévoile pas sans une réflexion et "mise en condition" préalable. Cependant, si quelqu’un se donne véritablement la peine de méditer sur son contenu, le degré de certitude qu’il atteindra sera bien plus élevé que celui d’un miracle matériel. En raison de la permanence du livre et de son message, ce type de miracle n’est également pas circonscrit à un cadre spatio-temporel particulier mais peut toucher toute personne en quête de certitude à tout moment et en tout lieu. Le contenu du miracle change donc du tout au tout : ce ne sont plus les sens, mais bien la réflexion qui est sollicitée, tandis que chaque personne porte en elle la responsabilité de laisser se produire le miracle à l’horizon de sa propre conscience et selon son propre degré de compréhension. [27] Une telle conception du miracle est indissociable d’une vision de l’homme et de sa relation au divin fondée sur la raison et non l’acception passive de vérités par transmission ou par des manifestations extra-ordinaires, même si une réflexion générale sur le monde sensible a un rôle important dans l’affermissement de la foi. [28]
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