Qu’est-ce que le chiisme ?



Sur la base de cette vision de l’homme, l’ensemble de la religion et de ses règles les plus extérieures, de la question du halal à l’aumône et à la réglementation du mariage prendra une autre dimension : loin de trouver leur finalité en soi [8] ou d’être respectées aveuglément pour "faire plaisir" à Dieu, ces règles seront mises au service de la réalisation de cette dimension spirituelle qui constitue l’essence de l’être humain, et qui ne peut pleinement se manifester qu’au travers de l’atteinte d’un équilibre entre les différents appétits et désirs matériels de l’homme extérieur. Ces règles prendront alors tout leur sens pour le croyant : loin d’être "pour Dieu", elles seront avant tout considérées "pour l’homme" et sa réalisation. La religion dans son ensemble prend alors une toute autre signification : l’ensemble de ses aspects, même les plus extérieurs, se voit conférer un sens spirituel profond, chacun participant à son niveau propre à la réalisation de cet homme intérieur.

Le chiisme se distingue également par sa vision particulière de la voie par laquelle se réalise l’accès au sens profond de la religion et l’accomplissement de cet homme spirituel – vision qui repose sur la notion de présence. L’un de ses postulats est qu’une révélation et sa compilation sous forme écrite – le Coran – ne suffisent pas pour réellement réformer et transfigurer l’homme. Si deux parents écrivaient un livre sur l’éducation, le meilleur qu’il soit, puis le remettaient à leurs enfants en espérant que cette lecture leur suffirait et remplacerait leur présence quotidienne, obtiendraient-ils les résultats escomptés ? Le chiisme s’appuie sur cette même logique : outre le besoin de principes clairs, tout changement véritable de l’homme nécessite une présence constante – celle d’un être parfait qui le guide et nourrit sa foi tout au long de son existence, et dont la plus haute manifestation est la figure de l’Imâm.

La figure de l’Imâm comme pilier du chiisme

Avant d’expliquer son rôle central dans la spiritualité chiite, il faut souligner que le terme "Imâm" ne doit pas s’entendre ici dans son sens liturgique commun désignant toute personne dirigeant la prière rituelle (salât). Outre son nombre limité, la figure de l’Imâm dans le chiisme a une toute autre dimension et importance à la fois métaphysique, spirituelle et historique.

Le sunnisme s’accorde avec le chiisme pour considérer le prophète Mohammad comme "sceau de la prophétie" (khatam al-nobowwat) qui vient clore définitivement le cycle des révélations divines. Cependant, si pour les premiers il n’y a désormais plus rien à attendre, les chiites considèrent que la fin de cette période marque l’entrée dans le cycle de la Wilâyat [9] des Imâms qui permet l’enracinement du message divin ainsi que la révélation de son sens profond (haqiqat).

Outre sa dimension herméneutique, la présence de l’Imâm repose sur une croyance selon laquelle l’homme ne peut réellement atteindre sa perfection qu’au travers d’un amour voué à un homme parfait qui manifeste la "Face apparente" de Dieu et l’oriente vers Lui. Selon cette logique, la présence de "gardiens" de la révélation mais aussi d’initiateurs étant eux-mêmes les manifestations de la perfection à laquelle cette révélation invite est la condition même de sa survie.

Deux visions du Prophète à la source de deux conceptions de la guidance et de ceux qui doivent l’assumer

Comme nous l’avons évoqué, la source de la différence entre chiisme et sunnisme doit être avant tout recherchée dans une conception particulière de l’homme et de la religion qui s’enracine elle-même dans une vision particulière du prophète Mohammad et, par extension, de la personne devant lui succéder comme "guide des croyants".

Le sunnisme considère que si le Prophète est préservé de l’erreur concernant la transmission du message divin, c’est loin d’être le cas dans les autres domaines. De nombreux hadiths cités dans les recueils sunnites les plus connus, dont les Sahih de Bukhari et de Muslim ou le Mosnad de Ahmad Ibn Hanbal, abondent dans ce sens. On y rapporte notamment que le Prophète se laissait souvent emporter par sa colère et maudissait les gens [10], se trompait parfois dans le nombre d’inclinaison dans ses prières, donnait de mauvais conseils, oubliait parfois les versets du Coran et se les faisait rappeler par quelqu’un [11]. Point besoin d’être un grand commentateur pour se rendre compte que le Prophète y est présenté comme plus sujet à l’erreur et à l’emportement qu’un simple croyant, et ce même dans ses actes d’adoration.

En amont de sa conception de la religion, le chiisme présente une toute autre vision de la figure du Prophète. Si le chiisme confère un rôle éminent aux Douze Imâms, il n’en considère pas moins que le prophète Mohammad fut lui-même d’abord un walî [12] et un Imâm avant de devenir prophète (nabî) [13]. Selon cette vision, loin de se limiter à transmettre un message divin – chose, à la limite, que pourrait faire un simple dictaphone ! -, le Prophète est lui-même une personnalité éminente qui a d’abord réalisé en lui toutes les perfections auxquelles il invite avant d’accéder au rang de messager. Il est donc le prototype de l’homme parfait pourvu de hautes qualités : "Tu es certes d’une moralité éminente" (68:4) et doit être pris pour modèle par l’ensemble des croyants : "Vous avez dans le Messager de Dieu un excellent modèle [à suivre]." (33:21). Sur cette base, le Prophète a, de son vivant, assuré deux types de guidances : une guidance extérieure et législative (hedâyat-e zâheri va tashri’i), par laquelle il a transmis la révélation, mais aussi une guidance intérieure et existentielle (hedâyat-e bâteni va takwini), par laquelle il a guidé les gens au travers de sa présence et de l’ensemble de ses actes et comportements. Dans ce sens, ce verset souligne l’aspect existentiel et l’importance de la personne du Prophète – et non seulement du contenu du message – dans le processus de transmission de la révélation : "C’est par quelque miséricorde de la part de Dieu que tu [Mohammad] as été si doux envers eux ! Mais si tu étais rude, au cÅ“ur dur, ils se seraient enfuis de ton entourage" (6:159). Néanmoins, le Prophète n’est pas une créature immatérielle – il n’en demeure pas moins un homme comme les autres : "Je suis en fait un être humain comme vous" (18:110). Ceci est un point essentiel car selon le chiisme, toute personne est invitée à devenir aussi parfaite que le Prophète et les Imâms après lui – ce n’est qu’à cette condition que la notion de "modèle" pourra prendre tout son sens.

En résumé, selon la conception chiite, loin d’être sujet à l’erreur et à l’oubli, le Prophète (et les Imâms après lui) est préservé de toute erreur et péché (ma’sûm) tant sur le plan théorique que pratique [14] et constitue donc un véritable "pont entre ciel et terre" invitant les croyants eux-mêmes à réaliser en eux ces perfections spirituelles. Cette réalité est confirmée par de nombreux hadiths et versets coraniques, dont "Le Prophète a plus de droit sur les croyants qu’ils n’en ont sur eux-mêmes" (33:6) - comment justifier un tel verset si le Prophète n’avait atteint un haut rang spirituel ? - ou encore ce verset : "Dis : “Si vous aimez vraiment Dieu, suivez-moi [le Prophète], Dieu vous aimera alors et vous pardonnera vos péchés." (3:31) : peut-on imaginer que le fait de suivre une personne autre que parfaite puisse susciter l’amour de Dieu ?

Ces deux conceptions du Prophète de l’islam ont des conséquences radicales sur la façon d’envisager le rôle de guide des croyants dans la société. La question de l’obéissance, et par extension de la direction politique, est posée par ce verset coranique dont la clé de l’interprétation dépendra justement de l’image que l’on se fait du Prophète : "Ø´ les croyants ! Obéissez à Dieu, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement (ulû al-amr)" (4:59). Il y apparaît clairement que l’obéissance à "ceux qui détiennent le commandement" vient directement après l’obéissance au Prophète. Les chiites tout comme les sunnites en ont donc logiquement déduit que ceux à qui il faut obéir sont les personnes les plus proches possible du Prophète à tout point de vue. Par conséquent, rabaisser sa personnalité et le réduire à une personne sujette à l’erreur et suivant parfois ses passions permet de justifier l’accès au pouvoir de personnes du même acabit – c’est-à-dire les califes omeyyades et abbassides - vision totalement réfutée par certains versets tel que : "N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cÅ“ur inattentif à Notre Rappel, qui poursuit sa passion et dont le comportement est outrancier" (18:28). La désacralisation de la personne même du Prophète laisse donc la voie libre à l’abolition de certaines traditions selon les circonstances et intérêts politiques en jeu, et à une prise de liberté par rapport à certains préceptes religieux appliqués à son époque – en résumé, elle permet une instrumentalisation aisée de la religion au service de visées politiques et terrestres.



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