Qu’est-ce que le chiisme ?



es chiites ont une conception radicalement différente de la guidance qui, selon eux, ne peut être assurée que par un homme aussi parfait que le Prophète sous peine d’entraîner le dévoiement du message divin. Sur cette base, les "doués de commandements" évoqués dans le verset cité plus haut et à qui les croyants doivent obéissance ne peuvent être que des personnes qui, comme lui, sont préservées de toute erreur, étant donné que leur obéir équivaut à obéir à Dieu : "Obéissez à Dieu, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement" (4:59). Dans le cas contraire, si Dieu avait invité les croyants à obéir à des personnes en proie à des passions et déviations multiples, ce sont les notions même de guidance et de sagesse divine qui seraient remises en cause : pourquoi révéler un message pour ensuite ordonner de le confier à des gens qui en feront un nouvel instrument d’oppression et d’injustice ?

Sources du chiisme dans le Coran

Loin d’être une "secte" forgée de toute pièce après la révélation prophétique, le chiisme et la nécessité de l’obéissance aux Imâms trouve ses sources dans le Coran même, qui évoque de façon claire la notion de guidance existentielle revenant aux Imâms : "Nous les fîmes des Imâms (A’emeh) [15] qui guidaient par Notre ordre. Et Nous leur révélâmes de faire le bien, d’accomplir la prière et d’acquitter la Zakât. Et ils étaient Nos adorateurs." (21:73). Ici, la notion de guidance est évoquée juste après celle d’Imâmat, venant souligner la mission principale de ces derniers. Le Coran souligne clairement la dimension immaculée de l’existence de la famille du Prophète [16] dans un verset du Coran d’une importance capitale pour le chiisme : "Dieu ne veut que vous débarrasser de toute souillure, ô gens de la maison [du Prophète] (ahl al-bayt), et vous purifier pleinement." (33:33). Ce verset permet de justifier que les Imâms soient les "détenteurs du commandement" évoqués dans le verset cité plus haut, étant donné que seule l’obéissance à des personnes préservées de tout péché peut équivaloir à l’obéissance à Dieu et à Son prophète. Les sources tant chiites que sunnites confirment le rang éminent de la famille du Prophète dans la préservation du sens de la révélation et dans la guidance de chaque croyant, et rapportent le fameux hadith des "deux poids [précieux]" (al-thaqalayn), sorte de testament spirituel du prophète Mohammad aux croyants peu avant sa mort : "Je laisse parmi vous les deux poids précieux : le Livre de Dieu et ma famille, les gens de ma maison. Celui qui s’accroche aux deux ne sera jamais égaré après moi." [17]

En outre, trois versets s’éclairant les uns les autres viennent confirmer le rôle de la famille du Prophète dans la continuation de cette guidance existentielle basée sur l’amour.

Un premier verset se présentant comme une adresse de Mohammad aux croyants dictée par Dieu souligne l’importance de l’amour pour la famille du Prophète : "Dis : “Je ne vous en demande point de rétribution (ajr), si ce n’est l’affection pour [ma] proche parenté. (mawadda fil-qorba)”" (42:23). Un second verset nous fait comprendre que le bénéfice de cette rétribution n’est en réalité destiné qu’aux personnes mêmes ayant fait preuve de cette affection : "Dis : “Ce que je vous ai demandé comme rétribution (ajr), c’est pour vous.”" (34:47). Enfin, un troisième verset vient éclairer la signification profonde des deux premiers : "Dis : “Je ne vous en demande nulle rétribution (ajr) [c’est-à-dire, comme on l’a appris plus haut, l’affection envers la famille du Prophète], sauf qui veut prendre un chemin vers son Maître.”" (25:57). Nous comprenons ici que l’invitation à vouer de l’affection à la famille du Prophète permet de "prendre chemin" vers Dieu.

Le Coran souligne donc avec clarté que, loin d’avoir pris fin avec le décès du Prophète, la guidance des hommes continue au travers de ce lien d’amour avec sa famille, lien qui permet la réalisation spirituelle de l’homme. Confirmant l’existence d’un tel "chemin", un verset du Coran présentant une invocation des "serviteurs du Très-Miséricordieux" (’ibâd al-rahmân) exprime clairement que chaque croyant est appelé lui-même à devenir Imâm, c’est-à-dire un homme parfait - l’atteinte de ce haut rang ne se limitant donc pas à des personnes particulières : "Seigneur, donne-nous, en nos épouses et nos descendants, la joie des yeux, et fais de nous un Imâm pour les pieux" (25:74). Ce haut rang est également confirmé par plusieurs autres versets présentant l’homme comme étant le Lieu-tenant (khalifa) de Dieu sur terre, c’est-à-dire un être pouvant Le "représenter" en actualisant, lors de sa vie terrestre, l’ensemble des Noms divins insufflés en lui lors de sa création. [18] Dans ce sens, de nombreuses traditions soulignent que les Imâms sont la seule voie d’accès à l’unicité divine.

Une question vient néanmoins à l’esprit : qu’en est-il des personnes qui sont actuellement privées de la vision de l’Imâm, au temps actuel de son occultation ? Se pose ici la distinction centrale entre sens exotérique et apparent (zâheri) de l’Imâmat, qui n’est autre que sa manifestation au travers les personnalités historiques des Douze Imâms, et son sens ésotérique et ontologique (bâteni wa takwini) comme réalité et présence spirituelle permanente guidant les croyants vers la Vérité. Cette présence se manifeste chez toute personne s’efforçant de réformer son être et d’actualiser l’ensemble des perfections que son âme contient à l’état de potentialité. Au cours de cette progression spirituelle, elle se rapproche existentiellement de l’Imâm qui en constitue la plus haute manifestation et le guide jusqu’au terme de son cheminement. [19]

D’un point de vue historique, la désignation par le Prophète de ’Ali comme son successeur et légataire a été rapportée par de nombreuses traditions tant sunnites que chiites. Ces dernières reconnaissent qu’au retour de son dernier pèlerinage à La Mecque, le Prophète s’est arrêté à Ghadir Khomm et a annoncé à la foule de gens qui l’accompagnait : "Celui dont je fus le maître (mawlâ), ’Ali en est le maître". [20] C’est cette annonce même qui a été considérée comme un "parachèvement" de la religion dans le Coran : "Aujourd’hui, J’ai parachevé (akmaltu) pour vous votre religion, et accompli sur vous Mon bienfait. Et J’agrée l’islam comme religion pour vous." (5:3). L’ordre même d’annoncer la succession de ’Ali a également été l’objet d’une révélation divine, venant souligner l’importance de l’événement : "O Messager, transmets ce qui t’a été descendu de la part de ton Seigneur. Si tu ne le faisais pas, alors tu n’aurais pas communiqué Son message." (5:67)

Si l’événement de Ghadir Khomm est reconnu tant par les chiites que par les sunnites, ces derniers ont tendu à minimiser le titre de mawlâ dont Mohammad a qualifié ’Ali, en lui conférant la plupart du temps le sens de simple "ami". [21] Une question se pose alors : comment peut-on rationnellement considérer que le simple fait que le Prophète désigne ’Ali comme son ami soit un accomplissement de la religion et une chose qui, si elle n’était pas dite, remettrait en cause la communication même du message révélé par Dieu ? (5:67) Il apparaît évident qu’il s’agit d’un événement à la portée toute autre, et dont l’enjeu est la survie même de cette révélation divine.

Ces versets mettent clairement en exergue que le fait de suivre l’Imâm ’Ali et ses successeurs, qui n’est autre que le chiisme, est indissociable de l’islam lui-même dont il permet la continuation et l’approfondissement. Le chiisme est donc loin d’être, comme on l’a parfois affirmé, une construction historique édifiée par certains groupes lors de la mort du Prophète, ou par les Iraniens comme moyen de se singulariser de leurs voisins arabes.

Il faut également rappeler que les trois versets cités plus haut soulignent l’importance de l’amour dans la religion, et désignent son objet : la famille du Prophète, comme manifestation parfaite des Noms de Dieu. Cet amour et ce lien unissant l’Imâm de chaque époque aux croyants est désigné par l’expression de Wilâyat, qui implique également une allégeance concrète aux Imâms. Cet amour s’affirme donc comme étant le pilier de la religion et donne un sens à l’ensemble des principes et pratiques qui en découlent – tel un esprit qui insuffle la vie à un corps. Seul l’amour envers un être parfait permet au croyant d’orienter tout son être dans une quête de la perfection et de véritablement réformer son être, ce qui a même amené l’Imâm Sâdeq à déclarer : "La religion est-elle autre chose que l’amour ?" [22]



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