Qu’est-ce que le chiisme ?



Les fondements du chiisme

Le chiisme repose sur cinq fondements (usoul) : l’unicité divine (tawhid), la justice divine (’adl), la prophétie (nobowwat), l’Imâmat (Imâmat), et le retour des créatures à Dieu à la fin des temps (ma’âd).

Outre sa vision singulière de la religion et de la guidance, le chiisme se caractérise également par l’importance qu’il donne à la réflexion personnelle dans l’acceptation des bases de la religion : ces dernières doivent en effet être acceptées sur la base d’un raisonnement intellectuel, et non d’une imitation ou d’un sentiment susceptible de disparaître.

L’existence de la prophétie et de l’Imâmat, les deux fondements qui nous intéressent ici, se déduisent directement du principe de justice divine, car il est inconcevable qu’un Créateur juste puisse laisser Ses créatures persister dans l’égarement et qu’Il ne leur désigne pas un Argument et un intermédiaire leur indiquant la voie de la perfection. [23] La nécessité de préserver le message divin de toute déviation après la mort du Prophète permet de déduire rationnellement la nécessité de l’existence de l’Imâmat : "Le patron d’une entreprise de ce monde se préoccupe de sa gestion pendant ses absences, fussent-elles de courtes durées, et se soucie à plus forte raison de son devenir après lui. Comment donc un Prophète, qui a la responsabilité d’une entreprise spirituelle dont le maintien ou la disparition impliquent le salut ou la perte de l’humanité, pourrait-il se désintéresser de ce qu’il en adviendra après lui ? D’autant qu’il en est responsable devant le véritable "patron" de cette entreprise, le Sage et Juste par excellence. L’impossibilité d’une telle négligence est donc double, déjà parce qu’un Prophète ne saurait faillir à son devoir, puisque l’infaillibilité est un corollaire rationnel de la Prophétie, et plus encore parce que le Sage et Juste par excellence ne saurait ouvrir grand la porte à l’injustice et à l’égarement." [24]

L’importance de cette dimension rationnelle explique la faible place accordée au phénomène des miracles dans le chiisme : même si de nombreux miracles sont attribués aux Imâms, ils doivent avant tout être considérés comme un rappel destiné à éveiller le cÅ“ur et l’inviter à sortir de ses illusions. Il ne constitue néanmoins pas une fin en soi, mais n’est qu’un prélude à la réflexion. En outre, de façon générale, les Imâms, en tant que serviteurs de Dieu, se pliaient au système de cause à effet régissant le monde et ne recourraient aux miracles que dans des circonstances particulières, préférant en général s’adresser directement à l’intellect des gens plutôt qu’à leurs sens. [25]

Le chiisme et l’Imâm du Temps (Imâm al-Zamân)

Si chiisme et sunnisme s’accordent sur l’existence d’un mahdî qui viendra rétablir la justice sur terre à la fin des temps, les chiites croient que ce rédempteur est déjà né il y a plusieurs siècles et n’est autre que le Douzième Imâm, surnommé le "mahdî" ou "bien guidé", qui est entré en occultation dans la seconde moitié du IXe siècle mais qui demeure présent en ce monde. S’il n’exerce pas pour l’instant un rôle extérieur manifeste dans les affaires du monde, il n’en contribue pas moins, comme nous l’avons évoqué à travers le concept de imâmat-e takwini, à assurer la guidance intérieure (hedâyat-e bâteni) des croyants. La croyance en la présence du Douzième Imâm sur terre est un autre point séparant le sunnisme du chiisme. Il fait de lui une religion vivante dans le sens où, même aujourd’hui, il existe un exemple concret incarnant la vérité contenue dans la religion. [26] Cette présence permet, comme nous l’avons évoqué, de guider les âmes des croyants dans leur cheminement vers leur Créateur.

L’adhésion du croyant à cet Argument divin donne vie à sa religion qui ne se limite plus à une série d’enseignements écrits révélés il y a plus de quatorze siècles, mais à un lien concret qui les vivifie chaque jour. Nous voyons ici à quel point le chiisme s’oppose à toute conception littéraliste de la religion consistant à la limiter à des règles juridiques et à des interdits que l’homme se doit de suivre aveuglément.

Conclusion

L’essence du chiisme considère donc que la religion n’est pas seulement une révélation consignée dans un livre sacré, mais est aussi un lien spirituel concret, vivant, dans le cœur de chaque croyant. Il n’est autre que l’islam intégral lui-même. A la fois intellect et amour, l’homme se doit d’entrer dans la religion par l’appel de la raison, pour ensuite se laisser guider par un lien d’affection à l’Imâm, source vivante irriguant l’ensemble des ramures de la religion et lui permettant réellement de porter ses fruits. Seul ce mariage subtil d’intellect et d’amour permet de saisir l’unicité divine comme réalité vivante embrassant le monde, tandis que seul l’amour pour un Imâm, qui n’est autre que l’amour pour les attributs divins réalisés en lui, peut réformer et transfigurer l’homme et faire que la religion ne soit pas seulement un ensemble d’écrit, mais une réalité vivante actualisée en lui. Loin d’être close, l’histoire spirituelle et religieuse de l’humanité continue sa marche…

Bibliographie :
 Ghaffari, Hossein, Tashayyo’, din-e kâmel va kamâl-e din (Le chiisme, religion parfaite et perfection de la religion), Editions Hekmat, 1ère édition, 2006.
 Corbin, Henry, En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques – I, Le shî’isme duodécimain, Gallimard, Tel, 1971.

Notes

[1] L’histoire du chiisme en Iran et la question de ses origines a été et demeure au centre d’importantes controverses historiques. Plusieurs thèses s’affrontent sur le sujet : selon un certain nombre d’orientalistes, le chiisme serait une création des Iraniens leur ayant permis de se distinguer de leurs voisins arabes en créant un islam "à eux" et en accord avec les bases de leur civilisation antique. Une telle théorie, qui est dénuée de tout fondement, a parfois été alimentée par des sources erronées, mais également par des objectifs politiques répondant à une volonté de dominer l’autre en décrédibilisant et désacralisant sa religion, la réduisant ainsi à une simple construction sociale et identitaire humaine.

[2] Nous pouvons notamment citer les versets suivants : "Du nombre de ses coreligionnaires (shi’atihi), certes, fut Abraham" (37:83) ; "Ensuite, Nous arracherons de chaque groupe (shi’a) ceux d’entre eux qui étaient les plus obstinés contre le Tout-Miséricordieux".



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