LE ROLE DE L'IMAM DANS LE SHIISME



Car ne l'oublions pas, si c'est le prophète et le réformateur qui a rassemblé les premiers partisans de l'Islam, c'est bel et bien l'habile politicien et chef militaire qui a converti le reste des Arabes, c'est-à-dire la majorité. Ceux qui avaient toujours repoussé son message l'ont finalement accepté non parce que ce message leur plaisait, mais bien parce qu'ils avaient compris que son système était le plus fort, et représentait un outil de conquête formidable.

En ce sens, Mu'awiya n'était-il pas, tout autant que Ali, le continuateur de Mahomet? N'est-ce pas ce qu'expriment les Sunnites lorsqu'ils reprochent à Ali sa naïveté et son manque de sens politique?

Si Ali et ses partisans semblaient attendre que le pouvoir leur tombe du ciel en vertu de la seule pureté de leurs intentions, n'était-ce pas parce qu'ils idéalisaient trop Mahomet? Tandis que Ali et les proches du Prophète veillent son corps, se tient le conseil qui élira Abu Bakr, au mépris de l'évidence et de la volonté clairement exprimée de Mahomet; par la suite, patient et confiant dans la justice de la société islamique, Ali attend 25 ans avant que son tour ne vienne. Dès son accession au califat, il doit faire face à deux révoltes; encore une fois, il refuse le recours à la ruse, aux stratagèmes, à la manipulation, et se laisse entraîner par Mu'awiya dans le piège de l'arbitrage alors qu'il s'en allait vers une victoire militaire certaine.

Les chiites expliquent ce comportement par la grande vertu de Ali, et par le fait que la vertu était pour lui plus importante que la victoire. Que l'on accepte cette vision des choses ou non, une chose demeure certaine : dans toutes ces situations, Mahomet, le négociateur du traité de Hudaybiya, n'aurait pas agi de la sorte. Les Shiites soulignent également qu'en se montrant confiant et patient, Ali a voulu éviter de provoquer la division dans l'Islam. Or le résultat est loin de l'intention. Comme dit Yan Richard, «bien que personne ne mette en doute la droiture de Ali et sa vertu, notamment pour avoir patiemment attendu son tour d'exercer le pouvoir, c'est pourtant sous le quatrième calife que les grandes divisions entre musulmans devinrent irréversibles. [2]»

La nostalgie existe également de part et d'autre. Chez les Sunnites, la réactualisation du passé donnait lieu à un attachement (qu'on pourrait qualifier de fétichiste) à la lettre du Coran; une perpective figée, mais qui laissait la porte grande ouverte à la trahison de son esprit en sous-main.

En effet, quand les Arabes se retrouvèrent à la tête d'un immense empire, comprenant des pays dont la culture et l'organisation sociale était beaucoup plus avancée que la leur, le Coran se révéla insuffisant comme source administrative et juridique. Pendant la période médinoise, Mahomet avait constamment légiféré; nombre de ses interventions portaient sur des problèmes juridiques très précis. Or, combien plus de problèmes juridiques, politiques et administratifs allait représenter la gestion de tout un empire et ce, précisément au moment où la parole du Prophète n'était plus là pour apporter des réponses? Le corpus islamique étant définitivement figé à partir de la version uthmanienne, les califes durent se contenter d'adapter au Coran les principes administratifs des pays vaincus. Dès lors, affirme Mohammad-Reza Djilili, «le califat s'organisa de plus en plus comme un pouvoir qui, au lieu de puiser le principe de son autorité temporelle dans une identification de celle-ci et de la loi religieuse, rejetait volontiers, non en droit, mais en fait, le principe théocratique au profit d'une terrestre et indépendante domination [3].»

En somme, le respect du Coran à la lettre aboutissait à la trahison de son esprit. Le shiisme développa en réaction à cette tendance une nostalgie portant sur l'esprit plutôt que sur la lettre du Coran. Cela supposait d'une part l'interprétation du texte afin d'en saisir le sens profond, et d'autre part la possibilité de préciser son message dans un monde en constante évolution. La réponse à ces deux nécessités sera l'élaboration de l'imamisme.

Enfin, la haine passionnelle éclata dans toute son ampleur à Karbala, quand le petit fils du Prophète, Hoseyn, tendit le cou à des adversaires tout de même hésitants devant un tel sacrilège. Naturellement, Karbala est devenu un mythe, mais dans le cas présent, le mythe est peut-être plus intéressant encore que la réalité historique. Ici, la dissociation entre idéal et pratique s'est enfoncée d'un cran supplémentaire. Quand, à l'appel des habitants de Kufa, Hoseyn décide de prendre la tête de la rébellion, on raconte qu'il n'a même pas considéré ses chances de succès : «aux objections de ses partisans s'effrayant de le voir courir à une entreprise aussi insensée, Hoseyn répond: "Dieu fait ce qu'il veut… Je le laisse choisir ce qui est le mieux… Lui, il n'est pas hostile à qui se propose le bon droit [4]."»

Toute l'ambiguité qui marquera par la suite la conception politique du shiisme est présente dans le mythe de Karbala et dans les débats qu'il suscite au sein du clergé shiite. Ainsi, on s'est interrogé sur la prescience de Hoseyn : «savait-il ce qui l'attendait à Karbala et, si oui, pourquoi y est-il allé? D'autre part, Hoseyn était-il un héros révolutionnaire cherchant à renverser un régime impie, ou bien plutôt a-t-il symbolisé l'échec de l'idéal face à la violence, dont le souvenir console les croyants impuissants confrontés à un système politique qu'ils réprouvent [5]?»

Étant petit fils du Prophète, Hoseyn avait nécessairement la connaissance totale des événements du monde. Pourquoi dans ce cas avoir risqué inutilement sa vie et celle des siens? Pour l'historien à tendance révolutionnaire Al Shariati, c'est que le combat de Hoseyn se situait sur un autre plan, qui transcendait la mort elle-même. Hoseyn ne se lançait pas dans une opération guerrière, mais «dans un témoignage héroïque, qui dépasse toutes les guerres [6]»; à l'image de Jésus Christ, il serait allé volontairement à la mort afin de donner un exemple immortel de résistance à l'injustice et l'oppression.



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