LE ROLE DE L'IMAM DANS LE SHIISME



LES IMAMS ET LE POUVOIR

On peut voir dans l'imamisme une tentative de recréer l'âge d'or du vivant de Mahomet, en dotant la communauté d'une guide inspiré divinement, dont les attributions seraient les mêmes que celles du prophète, à l'exception de la révélation. La «théorie» de l'imamat s'élabora graduellement et n'atteignit son plein développement qu'après la disparition du douzième imam. Dès 684, le chef d'un groupe de rebelles, Mokhtar, partisan de l'imam Ali le Hanafite, avait donné au shisme sa dimension escatologique et ésotérique en insistant sur le rôle de l'imam comme «mahdi», c'est-à-dire «celui qui est guidé au sens absolu» par Dieu. Au cours du siècle suivant, le sixième imam, Ja‘far Al Sadeq, donna un sens plus spirituel à l'imamat, en renonçant à s'impliquer dans l'action politique avant le moment propice, et insista avant tout sur ses fonctions d'intercession auprès de Dieu et de transmission du savoir. Une autre figure importante est celle de Ali Al Reza qui, nommé comme successeur par le calife Al Mammoun, fut empoisonné en 818, peut-être par Al Mammoun lui-même, que l'opposition populaire avait contraint de renoncer à son projet. La personnalité de Ali Al Reza, passionné d'études de médecine et de théologie mais peu intéressé à la politique, exprime bien «le malentendu général pesant sur la conception shiite du pouvoir : la revendication de légitimité ne semble pas destinée à diriger réellement le gouvernement historique des hommes, mais à rassembler les musulmans dans un projet religieux où le politique devient secondaire [11].»

Partant d'une position idéaliste et empreinte de martyrologie, les imams ne se révélèrent pas plus que Ali et Hoseyn des chefs politiques «efficaces». En fait, leur situation devenait de plus en plus inconfortable : «Prétendants théoriques au pouvoir, politiquement impuissants, soutenus par des partisans mécontents des califes ommayades et abbasides, se réfugiant dans une justification ésotérique de leur quiétisme, les imams gênaient tout le monde. Présents physiquement, ils démentaient certaines des allégations que leur prêtaient les Shiites. Absents, leur "efficacité" eschatologique ne pouvait plus être mise en cause et l'aspiration au retour de leur règne de justice trouvait une quasi-réalité [12].»

La tradition des imams cachés qui se développa en réponse à ces contradictions était une nouvelle tentative de concilier un impossible idéal et une réalité toujours décevante. Le shiisme se scinda dans deux directions opposées : le shiisme duodécimain glissa vers l'apolitisme et la collaboration avec le pouvoir califal, tandis que le shiisme ismaélien prenait la tengente révolutionnaire.

LE SHIISME RÉVOLUTIONNAIRE : LES ISMAÉLIENS

Outre les nombreuses révoltes qui secouèrent le pouvoir abbasside dans tout le monde arabe, on retrouva le shiisme ismaélien au coeur de l'État des Qarmates au Barheim, au Yémen, et finalement à l'origine de la révolution qui mènera à l'établissement de la dynastie fatimide en Égypte.

Issu d'une branche de l'imamisme qui avait conservé la pureté doctrinale des origines, le Califat fatimide est le premier et le seul État shiite imamiste de l'histoire; en d'autres termes, il s'agit de ce qu'on pourrait appeler le seul cas d'«immamisme réel», le retour eschatologique de l'imam comme mahdi n'étant plus rejeté dans un avenir indéfini mais considéré comme réalisé. Mais comme on pouvait s'y attendre, la dynastie fatimide ne parvint pas à satisfaire les attentes que l'on avait envers elle : «L'établissement d'un État et d'une dynastie impliquait des exigences très différentes de celles que requérait une secte d'opposition radicale semi-clandestine. Au tout début, les pieux renâclèrent et accusèrent les nouveaux califes de compromission, et de trahison envers les principes fondamentaux de l'ismaélisme [13].»

Si les idéaux et le respect des principes religieux en prenaient pour leur rhume, en revanche l'absolutisme califal était bien loin de se voir ébranlé : «Au sommet se trouvait l'imam infaillible, monarque absolu gouvernant par droit héréditaire directement issu de la volonté divine, laquelle avec sanctifié sa famille [14].» Avec le temps, le Califat fatimide subit une dégradation assez comparable à celle du Califat Abbasside, perdant les appuis de ses partisans ismaéliens alors qu'il devenait de plus en plus dépendant de princes et militaires sunnites pour mâter les révoltes de ses anciens partisans; il fut jeté à terre par Haroun Al Rachid et l'ismaélisme, qui ne s'était jamais implanté au delà des classes dirigeantes, disparut entièrement d'Égypte.

Entre-temps, une querelle de succession avait donné naissance à l'ismaélisme réformé d'Alamut. L'imam désigné, Nizar, avait été déposé par un coup d'État militaire et remplacé par son frère Al Mustali. Les partisans de Nizar, les Nizarites, ou Assassins, durent s'exiler et prirent la place forte d'Alamut, dans les hauts plateaux du Nord de l'Iran, sous la direction de Hasan as-Sabbah, qui annonça le retour prochain du Mahdi, l'imam Nizar; mais finalement, son propre petit-fils se déclara lui-même iman. En Égypte, l'histoire n'était pas terminée puisque Al-Amir, fils de Al Mustali, fut assassiné par les Nizarites. Le fils de Al Amir, Al Tayyib, disparut et fut dès lors considéré par les partisans de Al Mustali comme le mahdi attendu.

Ce mouvement de dissémination atteignit son paroxysme chez les Assassins. À ce stade, n'importe quel chef charismatique pouvait se déclarer imam, et ne s'en privait d'ailleurs pas. Cet éclatement est certainement la conséquence de la «matérialisation» de l'imamat, devenu fonction politique réelle, et aussi de l'importance accrue que le shiisme ismaélien accordait à la gnose, réduisant d'autant le rôle de la connaissance exotérique et, par le fait même, celui du Coran et de la tradition. Quant à la secte des Assassins, elle ne dépassa jamais la dimension d'une place forte rebelle, capable de résister et d'infliger des pertes aux nouveaux détenteurs du pouvoir, les Turks Seljoukides, mais incapable de former un véritable État.

LE RENONCEMENT AU POUVOIR : LE SHIISME DUODÉCIMAIN

Dans la voie tout à fait opposée aux Ismaéliens, les Duodécimains, porteurs d'une version politiquement édulcorée du shiisme, s'engagèrent graduellement dans la collaboration avec le pouvoir. Ce sont d'abord les Abbassides qui, sous la pression du Califat fatimide, crurent bon de se rapprocher d'eux. À partir de 945, le califat était sous la domination des Bouyides, sympathiques au shiisme. Mais c'est surtout avec l'avènement au XVIe siècle de la dynastie safavide, qui implanta officiellement la religion shiite en Perse, que la collaboration s'établit entre le shiisme duodécimain et le pouvoir. Les Saffavides se prétendaient eux-mêmes descendants de Ali; ils offrirent au clergé shiite, un certain droit de regard sur la conduite de l'État. Après une période d'éclipse, ce droit fut à nouveau reconnu par la dynastie quadjar, et il fut même inscrit dans la constitution iranienne de 1906-07.

Pour Nikki Keddie, qui étudie le shiisme du point de vue politique, ce fait démontre que le shiisme duodécimain avait perdu toute sa dangerosité pour le pouvoir: «In shiism mahdism has, grosso modo, gone from early periods of being a frequent incitement to revolt to a predominantly comforting distant future, defering revolt in view of the fact that basic change in this world can come only through a return of the Mahdi that cannot be hurried [15].»



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