Le 'Irfân Ou la Gnose mystique



"Ce mot ishrâq a connu fortune extraordinaire dans la philosophie iranienne depuis que Sohrawardi s’en servit au XIIe siècle pour typifier la sagesse de l’ancienne Perse qu’il voulut ressusciter. (….) Rappelons donc que le mot ishrâq désigne la splendeur de l’aurore levante, et avec elle, l’illumination matutinale investissant les êtres présents à cette aurore; il désigne la source et l’origine de cette illumination, l’Orient. Toutes ces images sont à transposer au monde suprasensible, doivent  s’entendre de l’«Orient Â» qui est le monde de la Lumière et des êtres de lumière, et de l’illumination aurorale qui, de l’Orient des Intelligences hiérarchiques, se lève sur les âmes humaines exilées dans l’occident du monde des ténèbres."

Et il explique comment cet ishrâq marque le passage de la connaissance philosophique abstraite, à une connaissance spirituelle plus directe ou "présentielle" :

"Rappelons encore que  la sagesse qui s’origine à cet Orient de l’âme et qui, conformément à cette topographie mystique, est appelée « orientale Â», ce n’est ni philosophie ni théologie au sens où nous prenons couramment ces mots de nos jours, comme désignant deux grandeurs distinctes et séparées, sur rapports desquelles on s’interroge pour décider en un sens ou un autre. Cette sagesse « orientale Â» (hikmat mashriqiya ou ishrâqîya) est une sagesse divine, une hikmat ilâhîya, terme qui est l’équivalent exact du grec theosophia. Elle guide son adepte depuis la connaissance abstraite de la philosophie, celle qui est la connaissance par l’intermédiaire d’une forme, d’un concept, une connaissance re-présentative (‘ilm çûrî), pour le conduire à la vision directe, à l’illumination d’une présence qui se lève à l’Orient de l’âme. Cette connaissance que l’on désigne non plus comme représentative mais comme présentielle (‘ilm huzûrî) est une connaissance « orientale Â», parce qu’elle est illuminative, et illuminative, parce qu’elle « orientale Â». Tel est (…) le sens mystique des mots « orient Â» et « oriental Â» lorsqu’on parle de « Théosophie orientale Â» (Hikmat al-Ishrâq) (….) La connaissance « orientale Â» (Ishrâq), l’heure où se lève sur l’âme la lumière de son Orient, c’est-à-dire de son origine préterrestre, ce fut l’expérience même que vécut Molla Sadra dans la solitude exaltante de Kahak."[60][60]

Au fait, Henri Corbin nous explique concrètement par l'intermédiaire de l'expérience personnelle de Molla Sadra quelles sont  les étapes qui mènent le voyageur spirituel vers l'état de gnose accompli :

"Il en fait la confidence à son lecteur dans le prologue de son grand livre : « Lorsque j’eus persisté, écrit-il, dans cet état de retraite, incognito et de séparation du monde, pendant un temps prolongé, voici qu’à la longue mon effort intérieur porta mon âme à l’incandescence ; par mes exercices spirituels répétés, mon cÅ“ur fut embrasé de hautes flammes. Alors effusèrent sur mon âme les lumières du Malakût ملكوت (le monde angélique), tandis que se dénouaient pour elle les secrets du Jabarût جبروت (le monde des pures Intelligences chérubiniques) et que la compénétraient les mystères de l’Unitude divine. Je connus des secrets divins que je n’avais encore jamais compris; des symboles chiffrés (romüzرموز  ) se dévoilèrent à moi, comme jamais n’avait pu jusqu’alors me les dévoiler aucune argumentation rationnelle.  Ou mieux dit : tous les secrets métaphysiques que j’avais connus jusqu’alors par démonstration rationnelle ; voici que maintenant j’en avais la perception intuitive, la vision directe. Â» (Observons que les termes dans lesquels est décrite ici l’expérience spirituelle la mettent en concordance parfaite avec celle de Sohrawardi comme avec celle de Mîr Dâmâd : De la certitude inébranlable découle non pas de l’argumentation logique, mais de la présence immédiate, intuitivement, parfois visionnairement éprouvée.) «Alors, poursuit Mollâ Sadrâ, Dieu m’inspira de répandre une gorgée du breuvage auquel j’avais goûté, pour apaiser la soif des chercheurs (…) C’est pourquoi j’ai composé un livre à l’intention des pèlerins en quête de la perfection spirituelle; je divulgue ici une sagesse théosophale (Hikmat rabbâniyya) pouvant conduire ceux qui la cherche, à la Majesté qu’enveloppent la Beauté et la Rigueur. Â»[61][61] 

Enfin, Henri Corbin nous expose la partie essentielle de l'expérience gnostique de Molla Sadra, à savoir les Quatre voyages spirituels que le gnostique doit effectuer pour atteindre son but :   

"Ce livre, c’est donc la grande Somme que Mollâ Sadrâ a intitulé « Les quatre voyages spirituels Â». Qu’a-t-il voulu signifier par là? Il s’en explique lui-même à la fin du prologue. L’intitulation réfère à la terminologie traditionnelle de la gnose mystique en Islâm. Le premier de ces voyages commence dans le monde créaturel et aboutit à Dieu (mina’al-khalq ilâ’l-Haqq). On y discute, chemin faisant, de la composition des êtres, toute la physique, la matière et la forme, la substance et l’accident. Au terme de ce voyage, le pèlerin s’est exhaussé jusqu’au plan suprasensible des réalités divines. Le second voyage est alors un voyage à partir de dieu, en Dieu et par Dieu (fil-Haqq bil-Haqq). Ici le pèlerin ne quitte pas le plan métaphysique; il est initié aux Ilâhîyyât (les Divinalia) : les problèmes de l’Essence divine, des Noms divins et des Attributs divins. Le troisième voyage opère ensuite un parcours mental qui est l’inverse du premier : il « redescend Â» de Dieu au monde créaturel, mais «avec Dieu Â» ou « par Dieu Â» (min-al-Haqq ilâl-khalq bil-Haqq). Ce voyage suit l’ordre de la procession des êtres à partir de la Lumière des Lumières ; il initie à la connaissance des Intelligences hiérarchiques, à la multitude d’univers suprasensibles dont les plans se superposent à celui du monde physique de la perception sensible. C’est toute  la cosmogonie et l’angélologie. Enfin, le quatrième voyage s’accomplit « avec Dieu Â» ou « par Dieu Â» dans le monde créaturel même « bil-Haqq fil-khalq Â». Il initie essentiellement à la connaissance de l’âme, c’est-à-dire à la connaissance de soi (la connaissance orientale); il initie au tawhîd ésotérique, reconnaissant qu’il n’y a que Dieu à être, et au sens de la maxime : « celui qui connaît son âme (c’est-à-dire se connaît soi-même) connaît son Seigneur Â». C’est enfin l’initiation aux perspectives de l’eschatologie, au grand Retour (Ma‘âd), c’est-à-dire aux perspectives des mondes illimités qui s’offrent à l’homme, lorsqu’il a franchi  le seuil de la mort."[62][62]  

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